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Maintenant, sorti de l’abri des jetées et surtout sorti de l’abri des caps de la falaise, l’ Écosse, parvenu dans la mer ouverte, roulait, tanguait….

À chaque lame il piquait du nez, des embruns parcouraient le pont… les rares passagers qui jusqu’alors, tant en seconde qu’en première classe, avaient voulu éviter de gagner les salons, étaient obligés, l’un après l’autre, de se retirer.

— De mieux en mieux, pensait Beaumôme…

Pour l’apache, lui, il n’avait cure des embruns…

Il s’était rencogné, à peu près à l’abri de tous les regards, garanti des paquets de mer, entre le bastingage et l’une des embarcations de secours installée sur un chevalet. De cet abri, Beaumôme ne perdait de vue aucun des mouvements de French.

Le détective, à cent lieues de se douter qu’on le surveillait ainsi, s’était d’abord arrêté au milieu de l’escalier qui faisait communiquer le faux-pont avec le pont.

Les mains dans les poches, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, il fumait un gros cigare, dans l’attitude d’un homme qui aime le voyage, aime encore plus la mer, et s’apprête à jouir du spectacle, toujours féerique d’une traversée par mauvais temps.

French, quelques minutes après, ayant essuyé une série d’embruns qui le trempait à moitié, se rendait compte que sa position n’était pas tenable…

Où se mettre pour n’être pas atteint par les paquets de mer ?…

French, imitant Beaumôme, allait s’embusquer derrière l’une des chaloupes de sauvetage et là, s’appuyant au bastingage, indifférent aux secousses du steamer, il continuait à fumer tranquillement…

— Va toujours, mon bonhomme, songeait Beaumôme, qui, feignant l’indifférence, le surveillait anxieusement… va toujours, regarde bien, regarde de tous tes yeux, regarde, car dans un petit quart d’heure…

Ce qui retenait encore Beaumôme, en effet, c’était tout simplement la présence sur le pont de deux jeunes gens qui, s’amusant du mauvais temps, s’obstinaient, en dépit du froid et de la nuit, à se promener de long en large, pour se prouver qu’ils avaient le pied marin.

Beaumôme, on le comprend, se souciait peu d’agir devant ces témoins gênants…

Et déjà l’apache, qui trouvait chaque minute interminable, se faisait un mauvais sang abominable, se demandant si ces passagers se décideraient à redescendre dans les salons, lui laissant le champ libre, ou si, au contraire, il lui faudrait abandonner tout espoir d’accoster French en cours de traversée…

— Coquin de sort, murmurait-il, je n’ai vraiment pas de veine. S’il n’y avait pas ces deux types, ça serait bouclé en une seconde… Justement qu’avec le mauvais temps qu’il y a, tous les matelots sont occupés, à bord dans le faux-pont à trimbaler des cuvettes… J’aurais été joliment tranquille pour l’opérer, ce French…

Soudain, définitivement trempés, les deux passagers que maudissait Beaumôme décidèrent d’aller se mettre à l’abri…

Et dès lors, sur l’arrière du pont de l’ Écosseil ne resta plus en présence que Beaumôme et French…

L’apache, abandonnant sa cachette, se cramponnant aux agrès pour ne pas trébucher aux coups de tangage qui par instant faisaient cabrer le steamer, traversa le pont, un mauvais sourire aux lèvres…

Vraiment, Beaumôme ne risquait rien…

Le steamer semblait désert, de l’arrière à l’avant on ne voyait personne, pas même les officiers du bord, probablement enfermés dans la petite cabine placée au centre de la passerelle de commandement…

— Zoum ! murmurait l’apache, en avant la musique… c’est simple comme une pilule à avaler…

Profitant d’un moment où le steamer dansait un peu moins, Beaumôme vint s’accouder près de French et poliment le salua…

Après tout, il faisait si noir qu’il n’y avait aucun danger d’être reconnu.

Et puis ça allait se faire si vite… Beaumôme, retirant sa casquette, demanda :

— Pardonnez-moi, monsieur, mais vous fumez ? je voudrais bien en faire autant, seulement je n’arrive pas à enflammer une allumette, voudriez-vous me passer un peu de feu ?

Sans défiance, French se releva et, s’appuyant du dos au bastingage, tendit son cigare à Beaumôme :

— À votre disposition, monsieur…

Mais Beaumôme, en une seconde, profita de la situation…

L’apache jetait sa cigarette…

— Merci, monsieur…

En même temps qu’il disait ces mots, de toute sa force, Beaumôme assénait un violent coup de poing, en pleine figure, au malheureux French, cependant que de sa jambe droite, il lui faisait un habile croc-en-jambe…

Surpris, aveuglé, à demi assommé, French, sans un cri, s’écroula sur le pont…

L’ Écosse, à ce moment-là, donnait de la bande. Beaumôme n’eut plus qu’à prendre le malheureux détective aux épaules, et, d’une poussée, à l’envoyer rouler à la mer…

L’homme s’enfonça aussitôt, happé par le remous des hélices, sans que, dans le vent hurlant, dans le fracas des lames, on eût entendu seulement le bruit de sa chute.

Cela s’était fait si facilement que Beaumôme en était stupéfait…

Penché sur le bastingage, cherchant des yeux l’endroit où French venait de s’engloutir :

— Bois pas tout, hein ? vieux frère ? disait-il au noyé, tu mettrais le bateau à sec, ça ne ferait pas mon affaire…

Mais soudain Beaumôme se redressa. Il était livide.

Une sueur froide perlait à son front !

C’est que dans le sifflement du vent, dans le brouhaha des lames et de la tempête, Beaumôme, distinctement, avait entendu une voix articuler :

— Assassin. Au secours… À l’assassin…

Et Beaumôme, se retournant, avait compris.

Oui ! tandis qu’il parlait à French, tandis qu’il s’approchait du détective, quelqu’un était monté sur le pont qui l’avait vu commettre son assassinat.

Beaumôme, après une seconde d’émotion terrible, se rua vers l’ombre, indistincte, à demi sortie de l’escalier du rouf..

— Ah ! toi… hurla-t-il…

Beaumôme avait tiré de sa poche son couteau… Il voyait rouge, la folie du crime lui montait au cerveau…

Mais comme il rejoignait l’ombre dénonciatrice, il s’arrêta près d’elle à la frôler… Cette ombre, c’était une femme…

Cette femme, Beaumôme l’avait reconnue. Il bégaya son nom d’une voix ahurie :

— Lady Beltham… M meGarrick.

Oh ! Beaumôme n’avait pas à hésiter.

Il savait qui était lady Beltham. Les journaux avaient publié le portrait de Mrs Garrick, la disparue de Putney.

C’était limpide. La jeune crapule avait tout de suite mis en place les personnages et leurs rôles : French avait arrêté Mrs Garrick, il la ramenait au procès.

Et si Nini avait fait tuer le détective, c’était assurément qu’il ne lui plaisait pas que la comparution eut lieu…

Pourquoi, par exemple, Nini s’occupait-elle du drame de Putney ? Beaumôme ne le savait pas ! Il ne perdait, d’ailleurs, pas de temps à y réfléchir…

La femme, en le voyant s’élancer sur elle, s’était tue.

Beaumôme l’empoigna par le bras, il l’entraîna sur le pont et, à mi-voix, il demanda :

— Vous étiez avec French ?

— Assassin…

— Si vous parlez, vous êtes perdue…

Lady Beltham, avec des yeux d’épouvante, toujours prête à appeler au secours au moindre mouvement suspect de Beaumôme râlait encore :

— Perdue… je ne vous comprends pas…

— Allons donc… vous étiez avec French, n’est-ce pas ?… Oui ?… il vous ramenait pour faire innocenter Garrick ?… Écoutez, si vous appelez, si vous dites ce que je viens de faire, on croira que c’est vous qui m’aviez donné l’ordre de tuer… Vous me comprenez ?… Oui ?… Si vous ne dites rien, ma foi, tant pis. Moi je ne vous ai pas vue ! Vous êtes libre… Maintenant, faites ce que vous voudrez… me dénoncerez-vous ?

Des lèvres blêmes de lady Beltham, enfin, quelques mots s’échappèrent :

— Laissez-moi… laissez-moi… je ne sais pas ce que vous dites. je n’ai rien vu… je ne veux pas être votre complice, je n’ai rien vu…

Alors Beaumôme retrouva tout son sang-froid :

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