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À onze heures du soir il était dans l’état d’esprit qu’il fallait, sinon complètement ivre, du moins suffisamment gai pour envisager l’avenir avec la sérénité particulière qui vient de l’abus des boissons fortes.

Beaumôme rentra alors à Dieppe, musa le long du port, s’informant sans en avoir l’air des détails qui pouvaient lui faciliter l’accomplissement du lâche assassinat qu’il méditait.

C’était le steamer Écossequi devait passer le soir…

Beaumôme avait longuement examiné les dispositions du bateau, et constaté avec plaisir que le pont arrière, réservé aux passagers de première classe – et French, à coup sûr, voyageait en première classe – était simplement bordé par un bastingage à claires voies…

Car, après mûres réflexions, Beaumôme s’était à peu près décidé.

Si cela était possible, il ne tuerait pas French d’un coup de couteau, il le basculerait dans la Manche tout bonnement.

C’était, après tout, le meilleur procédé, et cela avait l’avantage de ne laisser aucune trace, puisque de la sorte on n’avait pas à craindre la moindre effusion de sang. De plus, saisie par surprise, la victime, en théorie au moins, ne devait pas avoir le temps de se débattre, ce qui, pour un individu comme Beaumôme qui n’était pas d’une force herculéenne, présentait de sérieux avantages.

L’apache ayant bien considéré le pont du bateau avait repris sa promenade sur le quai. Le train qui devait amener French, supposait-il, devait être le train de marée. Il ne serait pas là avant minuit…

— C’est à minuit que French s’embarquera, pensait Beaumôme, et moi, je ferai en sorte de monter l’un des derniers à bord, afin d’éviter de me trouver nez à nez avec cet excellent homme qui n’a pas les yeux dans la poche.

… Mais alors que le train de marée s’arrêtait en gare maritime, que les voyageurs se précipitaient vers les passerelles, dans le hâtif désir de monter à bord de l’ Écossepour s’assurer les meilleures places, les couchettes les plus abritées, Beaumôme, embusqué dans l’ombre, guettant les passagers, ne pouvait s’empêcher de se faire un mauvais sang d’encre.

Il y avait peu de monde dans le train de marée, Beaumôme avait fort bien vu tous les voyageurs, et aucun d’eux n’était French…

— Est-ce qu’il ne viendrait pas ce soir ?… eh bien ce serait du propre ?… où le pincer ?…

Beaumôme se rassura soudain. Sur la passerelle il venait de voir se silhouetter l’homme qu’il cherchait. French embarquait, suivi d’une dame qui, d’ailleurs, ne devait pas être avec lui et qui faisait des adieux émus à une jeune femme restant sur le port :

— Vas-y mon bonhomme, gouaillait Beaumôme, je ne te garantis pas que la traversée sera tranquille pour toi, mais enfin j’te garantis de la distraction…

Et, à la dernière minute, alors que déjà les débardeurs, les hommes d’équipe s’apprêtaient à tirer les passerelles, Beaumôme sauta à bord, tendit son billet à l’employé qui lui désignait l’arrière du bâtiment, endroit réservé aux passagers de première classe.

Beaumôme, de belle humeur, mâchonnant un vieux bout de mégot, affectait l’air le plus tranquille du monde, le plus rassuré qu’il soit…

Et puis, les préparatifs de départ du steamer se précipitèrent. Les amarres furent larguées. Des sonneries grêles grelottèrent dans la chambre des machines, lentement l’hélice battit ses premiers tours, l’ Écosses’écarta du quai, majestueux, lent, gagnant le chenal, se dirigeant vers la pleine mer.

Beaumôme avisa l’un des marins qui, sur le pont de l’ Écosse, s’occupait à ficeler un prélart sur le compas de secours.

— Il va faire beau temps ? interrogea-t-il…

— Beau temps ? non, monsieur, du plein nord-ouest et des lames courtes… m’est avis que si vous ne voulez pas être mouillé, vous feriez bien de descendre à l’intérieur du bateau, faudrait gagner le rouf…

— Il va donc pleuvoir ?

— Oh, c’est pas l’eau d’en haut qui est à craindre, y a bien trop de vent pour qu’il pleuve… seulement il y a des chances pour qu’on embarque un peu… et dame, l’eau salée, vous savez, monsieur, ça mouille tout comme l’autre…

Beaumôme n’insista pas.

Depuis qu’il était arrivé à Dieppe, c’est-à-dire depuis trois heures de l’après-midi, le temps, en effet, avait changé.

Alors que l’amoureux de Nini avait eu, pour venir d’Angleterre en France, une mer assez belle, à peine houleuse, il semblait bien que sa traversée de retour dut être détestable.

Le vent soufflait maintenant par violentes rafales, les nuages gris qui passaient, très bas, rasant presque les flots étaient rien moins que rassurants.

Mais cela importait peu à Beaumôme qui se moquait pas mal de la tempête et de l’ouragan…

— Si ça bouillonne dans la marmite, pensait-il en lui-même, moi je m’en fiche pas mal, au contraire. Le tout c’est que cet animal de French ait l’inspiration de monter sur le pont tout à l’heure… ça c’est l’essentiel… Il monte et je me charge de le faire descendre…

Mais French allait-il monter sur le pont ?… À peine le bateau était-il sorti du port de Dieppe qu’une grande inquiétude s’emparait de Beaumôme…

Lâche et poltron, l’apache trouvait fort plaisant, fort avantageux en tous points de pouvoir assassiner French pendant la traversée. C’était commode d’abord pour se débarrasser du cadavre. S’il pouvait jeter French à l’eau, la mer garderait le secret, comme elle en garde tant d’autres, jalousement…

Et c’est pourquoi Beaumôme désirait fort pouvoir attaquer French à bord de l’ Écosse.

À coup sûr, si cela était impossible, l’apache ferait contre mauvaise fortune bon cœur et assassinerait le détective à son débarquement… Oui, sans doute, puisque French n’apparaissait pas sur le pont.

— Qu’est-ce qu’il fout, cet animal-là ? grommelait Beaumôme, maintenant de méchante humeur…

Et, prenant une décision soudaine, Beaumôme se disait :

— Après tout, à l’intérieur du bateau, dans le faux-pont, il fait à peine clair, il y a bien des chances pour qu’il ne me reconnaisse pas, je ne risque pas grand-chose en allant voir ce qu’il devient..

Beaumôme quitta le pont, descendit par l’escalier du rouf, s’orienta, entrebâilla la porte du salon commun où les passagers désireux de dormir s’étaient déjà étendus sur des couchettes…

French n’y était pas…

— Cré bon sang, murmurait l’apache, pourtant il ne s’est pas foutu à l’eau tout seul ?…

Poursuivant sa visite, Beaumôme continuait à parcourir le bâtiment.

Contre la chambre des machines un fumoir s’ouvrait…

Beaumôme, par un hublot donnant sur le faux-pont examina les voyageurs.

Soudain il tressaillit d’aise. Juste devant lui, il venait d’apercevoir le détective qui, allumant une cigarette (encore une victime du tabac), causait avec l’un des garçons du bord à qui, vraisemblablement, il donnait des instructions.

— Qu’est-ce qu’il peut lui raconter ? songeait Beaumôme. Il a tort de se faire remarquer, cet animal-là, il aurait bien pu rester tranquille…

Beaumôme était homme de décision…

Avec une audace extraordinaire il entra dans le salon et, tournant le dos à French, feignit de feuilleter une revue traînant sur la table.

Beaumôme écoutait le policier discuter avec le garçon :

— Monsieur ne veut pas retenir une couchette ?

— Non, mon ami, non…

— Monsieur sait que dans une heure elles seront toutes prises ?… Monsieur regrettera…

— Si je le regrette je le verrai bien, dit-il, je préfère faire un tour sur le pont…

— Monsieur ne se rend pas compte qu’on ne peut pas tenir sur le pont, il fait froid et l’on y est trempé…

— C’est ce que je vais voir.

French, pour se débarrasser des sollicitations du steward, quitta le fumoir.

Derrière lui Beaumôme, à distance respectueuse, marchait…

— Et allez donc, Poupoule, gouaillait l’apache, c’est innocent comme l’enfant qui vient de naître. En voilà un qui perd une occasion de rester au chaud. Il est vrai que s’il a le mal de mer, je m’en vas le guérir de façon définitive et radicale…

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