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Le temps avait changé. Aux rafales d’un vent violent succédait une pluie lourde et froide, la brume montait.

Depuis trois heures déjà, ils roulaient, cahotés dans de mauvaises routes lorsque Sonia Danidoff se décida à interroger le conducteur.

— Ah ça, dit-elle, mon ami, où nous conduisez-vous ?

— Mais, madame, à la pointe Saint-Mathieu ?

— Nous devrions y être arrivés depuis une heure déjà. Êtes-vous bien sûr de votre chemin ?

Le brave homme qui pilotait le véhicule courba les épaules et, d’un air confus, avoua :

— Eh bien, pour tout vous dire, monsieur, madame, je sais plus très bien où j’suis. Avec ce brouillard, j’ai dû me tromper de parcours.

Sonia Danidoff et Ellis Marshall, à la lueur falote d’une lanterne, échangèrent un regard mécontent.

Le cocher cependant s’efforçait de leur faire reprendre espoir :

— Je suis, fit-il, sur la mauvaise route et je ne pourrai pas vous conduire à la pointe, sans faire un grand détour, mais si vous êtes pressés d’arriver, prenez donc le petit sentier à droite. Une demi-heure de marche et vous arrivez au pied du phare, dont vous voyez la lueur à travers le brouillard.

Assurément, le brave cocher ne tenait pas à conserver plus longtemps ces étranges clients.

Cependant qu’Ellis Marshall bouillait d’impatience et se demandait ce qu’il convenait de faire.

— Eh bien, dit Sonia, puisqu’on ne veut plus nous conduire en voiture, suivons notre chemin à pied.

La demi-heure de marche annoncée s’allongea d’une seconde demi-heure, puis d’une troisième. Il était à ce moment onze heures du soir et les deux marcheurs acharnés s’arrêtèrent. Ils arrivèrent à la lisière d’un bois, dans un champ labouré, transis par l’humidité, tout maculés de boue. Ils s’étaient irrémédiablement perdus.

La princesse Sonia Danidoff n’avait plus sa belle assurance. Maintenant elle suppliait Ellis Marshall :

— Je vous en prie, mon ami, fit-elle, trouvons un abri quelconque, une chaumière, une cabane, n’importe quoi, je n’en puis plus.

— Et moi, donc, princesse, je suis exténué.

Le baronnet contournait pendant quelques instants la lisière du bois. Soudain, il poussa une exclamation de surprise :

— Princesse, fit-il, une lumière et une maison.

Les deux malheureux piétons, rassemblant leurs dernières forces, s’avancèrent dans la direction indiquée par Ellis Marshall.

Avant de frapper, avant d’essayer de se faire ouvrir, l’un et l’autre jetaient un rapide coup d’œil sur l’extérieur de la maison : une construction importante, comportant un grand corps de bâtiment, des tourelles, des créneaux, de nombreuses fenêtres.

Le bruit de la clochette retentit longuement, se répercutant sous les voûtes lointaines de la demeure en échos prolongés. Puis ce fut un silence, ensuite un bruit de pas furtifs se rapprochant de plus en plus.

Une voix interrogea :

— Qui va là. Qui êtes-vous ?

— Nous sommes égarés dans la nuit. Nous cherchons du secours. Ouvrez-nous, pour l’amour de Dieu.

L’ombre qui avait interrogé s’était reculée. On entendit des chuchotements à l’intérieur de la maison. Allait-on leur venir en aide ?

Enfin, la porte s’ouvrit. Une petite bonne en costume breton apparut. Elle s’effaça pour laisser entrer les deux voyageurs. Ceux-ci se trouvèrent dans une salle basse, tout en pierre. À peine y pénétraient-ils, qu’ils voyaient tout au fond de la pièce se profiler la carrure énorme d’un robuste gaillard qui s’éclipsa aussitôt.

Mais ils avaient eu à peine le temps de s’apercevoir de la présence de ce personnage, qu’une portière se soulevait. Une dame apparut courbée par l’âge. Elle avait sur le front, descendant très bas, deux lourds bandeaux de cheveux d’une blancheur éblouissante. Elle appuyait sur une canne son corps affaibli, mais, malgré les années, elle avait une voix douce et harmonieuse et un visage aux traits délicats.

Elle s’inclina devant les nouveaux venus qui s’empressaient respectueusement auprès d’elle, s’excusant de leur intrusion et se nommant l’un l’autre.

— Princesse Sonia Danidoff. Ellis Marshall.

— Soyez les bienvenus dans ce pays lointain, par cette mauvaise nuit. Vous êtes ici au manoir de Kergollen. Je vais vous faire préparer quelque chose de chaud, entrez donc dans la salle à manger.

Sonia Danidoff se confondit en remerciements, cependant qu’Ellis Marshall, toujours convaincu qu’on ne s’acquiert la complaisance des gens qu’en flattant leur cupidité, glissait un louis d’or dans la main de la petite bonne bretonne, stupéfaite.

— C’est à la châtelaine du manoir de Kergollen, interrogea Sonia Danidoff, toujours très femme du monde, que j’ai l’honneur de parler ?

— Je m’appelle dame Brigitte. Vous êtes en effet, ici, chez moi.

Installés devant un grand feu, Sonia Danidoff et Ellis Marshall, de plus en plus confondus de l’amabilité avec laquelle on les recevait, s’étaient à peu près séchés.

— Nous nous sommes perdus, expliquait Sonia Danidoff, alors que nous nous croyions tout près de la pointe Sainte-Mathieu.

— La pointe Saint-Mathieu ? s’écria la vieille dame, mais vous en êtes à trois cents mètres à peine. Que voulez-vous donc y faire à cette heure de la nuit ?…

— Mon Dieu, madame, dit Marshall, si étrange que cela puisse vous paraître, nous tenions à nous assurer du passage à proximité de cette pointe d’un navire que nous attendons.

— Vous attendez un navire à la pointe Saint-Mathieu ? et pour quoi faire mon Dieu ?

— C’est un navire de guerre, madame, un navire de mon pays, un cuirassé russe qui remonte du sud et se dirige vers la Baltique. Nous avions des raisons d’État pour nous efforcer de l’apercevoir…

Dame Brigitte parut émue.

— Le nom de ce navire ? balbutia-t-elle.

— Le Skobeleff.

Dame Brigitte ne répondait pas, mais elle se leva précipitamment, quitta le voisinage de la grande cheminée devant laquelle elle était assise, trottina jusqu’à une fenêtre, l’ouvrit toute grande, en poussait les volets. Un nuage de brouillard pénétrait dans la pièce, mais la vieille châtelaine du manoir de Kergollen ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle appela M. Ellis Marshall et avec précipitation, comme si elle eût été désireuse de changer le thème de la conversation, elle déclara :

— Je vous disais que la pointe Saint-Mathieu était à trois cents mètres d’ici. Oui, le manoir de Kergollen est construit au sommet de la falaise. D’ailleurs, poursuivait-elle, prêtez un instant l’oreille, et vous entendrez le bruit de la mer qui se brise sur les récifs de la pointe.

À cette clameur immense des flots semblait s’en mêler une autre, plus étrange encore, plus vague. C’était comme des voix, des plaintes et des cris, des grognements qui retentissaient, nets et précis, par intervalles irréguliers. On croyait percevoir aussi un son de cloches et par moments la sirène d’un navire.

— Fichu temps, dit Ellis Marshall, pour dissimuler le léger trouble qu’il éprouvait.

Mais la vieille dame, d’une main tremblante, lui imposa silence :

— Écoutez, écoutez encore.

— Le Skobeleff, murmura enfin Sonia Danidoff, n’est-ce pas le bruit d’une sirène ? d’un navire en détresse que nous entendons ?

La princesse russe avait à peine prononcé ces mots, que la vieille dame joignait les mains, puis soudain, elle rentra dans la pièce et elle appela :

— Jean-Marie.

Au bout de quelques instants, un pas lourd de sabots se fit entendre sur les dalles de pierre, la porte donnant dans la salle à manger s’ouvrit, un homme apparut.

C’était un gaillard solide, à la barbe hirsute, aux yeux noirs, étincelants, dissimulés sous des sourcils touffus et trop longs.

— Jean-Marie, demanda la vieille dame, quels sont ces bruits sur la côte ?

— Ça doit être un navire qui ne reconnaît pas sa route ; le phare n’éclaire pas cette nuit.

La vieille dame parut alarmée :

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