Fandor, quelques instants, demeura sans répondre, assez frappé par l’argumentation de Juve. Puis, soudain, le journaliste haussa les épaules, découragé lui aussi :
— Diable, mais alors si vous admettez qu’Ivan Ivanovitch a menti, il faut admettre que Denise aussi a menti ? Or, Juve, rappelez-vous ce que nous avons appris par les enquêtes de la police : ce n’est pas Ivan qui le premier a invoqué l’alibi du bal. C’est Denise qui est venue le proclamer. Alors ne serait-ce pas Denise la coupable ? Ne serait-ce pas elle qui aurait inventé l’histoire du bal, histoire qu’Ivan Ivanovitch, par amour pour elle, peut-être, n’aurait pas voulu démentir ?
Juve allait répondre, Bouzille qui écoutait ne lui en laissa pas le temps, Bouzille protestait :
— Et ces cent sous ? Dites donc, faudrait voir à ne pas les oublier, monsieur Juve. C’est dix francs, prix convenu, mes renseignements.
14 – LE SEPT JOUE ET GAGNE
— Vous ne ferez pas cela, Juve.
— Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Parce que c’est stupide.
— Au moins, tu ne caches pas ton opinion !
— C’est dangereux.
— Mais non.
— Si, très dangereux.
— En quoi ?
— On ne sait jamais, Juve.
— Alors si on ne le sait pas…
— On le sait assez pour s’abstenir.
— Tu parles comme un enfant.
— Je parle comme quelqu’un qui a de l’affection pour vous.
— Je n’en doute pas mon petit Fandor, et je t’en remercie. Mais enfin…
— Promettez-moi que vous ne le ferez pas.
— Bon, nous verrons.
Juve et Fandor venaient de gravir les marches du perron conduisant à la salle de jeux.
Juve et Fandor venaient de se présenter, quelques minutes avant, – il était alors neuf heures du soir, – à la maison des Héberlauf.
Ils avaient, en effet, décidé de joindre coûte que coûte l’intrigante personne qu’était cette Denise, si intimement mêlée, semblait-il aux événements mystérieux qui avaient entouré la mort de Norbert du Rand.
Malheureusement, Juve et Fandor s’étaient heurtés à une impossibilité absolue. Ils n’avaient pu joindre la jeune Denise, partie en excursion, et qui ne devait rentrer que le lendemain.
— Bah, avait dit Juve, après avoir pris congé de la femme de chambre qui venait de leur ouvrir, demain il fera jour. Nous verrons cette belle personne demain. Après tout, il n’y a pas péril en la demeure et j’aime assez que cette jeune fille soit en excursion… Si vraiment, comme tu le disais hier soir, Fandor, elle avait un assassinat sur la conscience, il est probable qu’elle n’aurait pas le cœur à se promener, qu’elle resterait ici pour épier les événements. Tiens, tout cela me fortifie encore dans l’idée qu’Ivan Ivanovitch est le coupable.
— Fandor, avait déclaré Juve, puisque nous ne pouvons pas joindre Denise, nous allons nous livrer à une autre besogne. Il est incontestable que le 7 gagne en ce moment, plus que de raison, à la septième table de la roulette. Je vais m’occuper de savoir comment cela se fait.
— Vous avez une idée ?
— Non, mon petit, mais je vais jouer ce numéro. J’imagine que cela suffira pour provoquer des incidents.
C’est alors que Fandor avait supplié Juve d’abandonner ce projet. Fandor, bien qu’il ne fût pas superstitieux, s’effrayait un peu, en effet, de voir son meilleur ami tenter le hasard sur le 7.
Trop souvent déjà le sept avait été de mauvais augure.
— Juve, je ne vous laisserai pas jouer ce numéro.
— Mais si.
Les deux amis venaient d’entrer dans la salle de jeux. Juve, pourtant, ne resta inactif que quelques secondes.
— Mon petit Fandor, recommanda-t-il au journaliste, tu vas me faire le plaisir de tenir à l’œil Ivan Ivanovitch, ton ami, que j’aperçois là-bas, nonchalamment appuyé sur ce canapé. Tu l’aimes tant, va lui parler. Moi, je vais m’occuper d’une autre affaire que de celle que tu crois.
C’est à regret que Fandor s’éloignait.
Mais quoi ? devait-il perdre l’occasion de s’entretenir encore avec Ivan Ivanovitch, de se lier avec le commandant du Skobeleff, avec l’homme qu’il tenait pour innocent mais que Juve continuait d’accuser ?
— Rouge, annonçait le croupier de la table sept, le 6. Et, les différences payées :
— Faites vos jeux, messieurs, dames. Allons faites vos jeux. Rien ne va plus.
Tandis que Juve installait soigneusement devant lui, sur le tapis vert, un nombre respectable de louis d’or qu’il avait emportés, plus pour faire figure honorable que pour les jouer effectivement, il jeta un regard circulaire.
À sa gauche, se trouvait un vieux monsieur à figure de général, qui jouait, à chaque coup, le minimum, pointait les numéros gagnants et perdait immanquablement.
À sa droite, Juve était frôlé par une élégante jeune femme, outrageusement parfumée, qui elle, jouait gros jeu, gagnait de temps à autre, et pendant que la roulette tournait, fermait les yeux et se renversait en arrière, comme prête à défaillir.
Tous les joueurs, d’ailleurs, Juve le remarquait avec un amusement qu’il dissimulait, semblaient avoir leur propre façon de jouer.
Les uns et les autres, sans doute, avaient les mêmes yeux brillants, le même sourire contraint et angoissé, la même crispation au moment où le croupier annonçait le numéro gagnant, mais de petites manies, de petits tics nerveux, les rendaient différents les uns des autres.
Il y avait en face de Juve, à côté du croupier, un gros homme serrant énergiquement dans sa main droite une statuette en plâtre, un fétiche.
Plus loin, un homme maigre, aux yeux caves, aux mains toujours tressaillantes, considérait tristement un minuscule rubis qu’il avait placé devant lui, véritable goutte de sang qui scintillait sur le vert du tapis.
Mais, continuant à passer l’inspection de ceux qui entouraient la table de jeu, Juve, bientôt se trouva en train d’échanger des sourires. La jeune Louppe, en effet, venait de le reconnaître.
Elle jouait, elle, non pas pour gagner, mais parce, que étant à Monte-Carlo, elle eût trouvé stupide de ne pas jouer.
Devant elle, au contraire, était assise Isabelle de Guerray, outrageusement fardée, les lèvres brûlantes de carmin et, si occupée à perdre avec acharnement, qu’elle en oubliait sa poudre de riz, le kôhl de ses yeux, la teinture de ses cheveux. Se passant la main sur la figure, elle mélangeait le blanc, le noir, le rouge.
— Les malheureux, songeait Juve, quelle passion.
Et, en même temps, parce qu’il était bien résolu, Juve jetait deux louis sur le 7.
Aussitôt le croupier s’informa :
— Vous misez sur le 7, monsieur ?
— Oui, sur le 7, répondit Juve.
Autour de lui, on ouvrait de grands yeux.
— Eh bien, cria Louppe, qui se moquait bien d’être entendue, tu as joliment du culot de jouer le 7. Mais c’est tout de même quarante francs de perdus. Il n’est pas sorti une seule fois.
— Faites vos jeux, messieurs, dames, faites vos jeux. …Rien ne va plus.
Puis, quelques secondes durant, le ronron doux et régulier de la bille qui saute de numéro à numéro.
— Ce sera le 5, dit le voisin de Juve.
— Non, le 12.
La bille ralentit sa marche. De joueur en joueur, on échangeait des pronostics.
— Perdus, vos quarante francs, mon bon Durand. Durand. Ah zut, je ne sais plus.
Louppe trépignait de joie, la bille semblait prête à s’arrêter, elle était loin du numéro 7.
Puis, soudain, un frémissement courait tout autour de la table d’une voix de stentor, le croupier venait d’annoncer :
— Le 7, messieurs, mesdames. Noir, impair et manque.
Et devant Juve, les caissiers poussaient trente-cinq fois la mise, soit soixante-dix louis.
— Faites vos jeux, messieurs, dames.
Qui donc allait encore jouer, allait encore se risquer sur le 7 ?
Et les chuchotements reprenaient :
— Ça, c’est invraisemblable. Tant qu’on ne l’a pas joué, le 7 ne sortait pas. On le joue ce soir, pour la première fois, et il sort du premier coup.