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Juve sourit, énigmatique :

— Eh bien moi, petit, c’est à peu près la même chose, je n’aime pas l’humidité pour mes rhumatismes et comme je n’ai précisément pas de fortes chaussures cet hiver, craignant de m’enrhumer, je m’en vais au soleil, je pars, dans un instant, avec toi, sans doute, pour ce pays de rêve et d’enchantement qu’on appelle Monaco…

— Et qu’allez-vous donc y faire ?

— La sieste l’après-midi, de jolies promenades sur le bord de la mer pour admirer les couchers de soleil ; j’emporte ma pipe pour fumer à l’ombre des palmiers et enfin je pense bien que je trouverai là-bas une bicyclette à louer le matin pour faire un peu de sport avant le déjeuner, ainsi qu’une âme sœur.

— Ouais, et où êtes-vous installé ?

Juve désigna un compartiment dans un sleeping en tête du train et que séparait du reste du convoi le wagon restaurant.

Fandor battit des mains :

— Comme ça se trouve, moi aussi.

Juve poursuivait :

— J’avais un compartiment pour moi seul, mon compagnon de voyage primitif ayant déclaré forfait. Or, j’apprends à l’instant qu’on a fourré un gêneur dans la couchette disponible.

— De mieux en mieux, déclara Fandor, ce gêneur, c’est moi.

— Voilà bien ma veine.

Le policier, toutefois, emboîtait le pas à Fandor qui, lestement, gravit les trois marches permettant d’accéder du trottoir au wagon.

Les deux hommes s’introduisirent dans l’étroit compartiment dont les banquettes, superposées l’une au-dessus de l’autre allaient constituer leurs lits respectifs jusqu’au lendemain matin.

Ils poussèrent la porte, et lorsqu’ils furent seuls, ils se regardèrent dans le blanc des yeux en éclatant de rire.

— Juve.

— Fandor.

— Vous en avez de bonnes, Juve. Jamais vous ne me ferez croire que vous allez à Monaco uniquement pour fumer des pipes, monter à bicyclette et chercher une âme sœur.

— Tu te paies ma tête, Fandor, jamais tu ne me feras admettre que tu pars pour la côte d’Azur uniquement pour revêtir chaque soir ton smoking et faire la noce avec des demoiselles.

Ils se turent. Puis Juve reprit :

— Tu vas là-bas pour l’affaire de la roulette et l’histoire du Russe ?

— Vous allez là-bas, Juve, pour la mort de Norbert du Rand ?

— Parbleu.

— Parbleu.

***

— Juve ? interrogeait Fandor, cependant que les deux hommes, attablés dans le wagon-restaurant, se brûlaient consciencieusement en s’efforçant d’avaler le consommé, Juve, vous qui êtes l’homme de toutes les perspicacités, je suis à peu près certain qu’un détail des plus curieux vous a échappé ce soir. Nous parlions tout à l’heure de l’affaire de la roulette et vous savez comme moi que dans toute cette histoire confuse qui s’est passée à Monaco, il ressort nettement que le « sept » a joué un rôle bizarre.

— Que veux-tu dire ?

— Le sept a gagné.

— Beaucoup gagné ?

— Trop gagné, Juve, poursuivit Fandor, mais là n’est pas la question. Avez-vous remarqué que notre compartiment…

— Porte le numéro sept, n’est-ce pas ?

— Ah, vous le saviez ? De plus nos couchettes sont respectivement les couchettes…

— Sont les couchettes sept et sept bis.

— Juve, grogna Fandor, vous avez décidément juré de me couper tous mes effets, mais j’ai mieux que cela encore à vous offrir. Savez-vous quel est le numéro de notre wagon ?

— Ah, petit, ma foi non, déclara Juve, cette fois je m’avoue vaincu ?

— Eh bien, fit triomphalement Fandor, c’est 3211.

— Et alors ?

— Alors, trois plus deux plus un plus un égale sept.

Juve approuva et au bout d’un moment :

— Fandor, as-tu regardé la carte du wagon-restaurant ? Le dîner coûte sept francs.

À ce moment passa le sommelier.

— Quel vin vais-je servir à ces messieurs ? demanda-t-il.

L’homme ajouta :

— La boisson n’est pas comprise dans le prix du dîner.

Alors, au grand ébahissement du domestique, Juve et Fandor, pris d’un fou rire et décidés à passer gaiement la soirée, s’écrièrent presque ensemble :

— Peu nous importe, à condition que vous nous donniez un vin qui coûte sept francs.

Le sommelier haussa imperceptiblement les épaules, puis les inscrivit d’autorité pour une bouteille de Pommard.

***

Cependant, au fur et à mesure que le dîner s’avançait dans le wagon-restaurant, on sentait naître et se développer une atmosphère de gaieté dans la voiture bondée d’une clientèle élégante.

Juve et Fandor n’avaient pas tardé à remarquer deux couples.

Fandor, fort au courant de la vie parisienne, avait immédiatement reconnu les deux jeunes femmes. Il renseignait Juve.

— La petite brune, si mince et si maigre qu’on dirait une fillette de quatorze ans, ou encore un chat de gouttière, est une demi-mondaine assez connue, célèbre par son sans-gêne, son caractère gavroche. Du temps où je fréquentais Maxim’s, ce qui m’est arrivé trois fois dans ma vie, on l’appelait la petite Louppe. Je suppose qu’elle doit porter aujourd’hui un nom plus distingué, d’autant qu’elle a l’air de voyager avec un monsieur chic.

— Tu le connais, ce monsieur chic ? interrogea Juve.

— Pas le moins du monde, fit Fandor, mais je vois à votre air, Juve, que vous allez dans un instant me réciter par cœur son casier judiciaire.

— Ce sera facile, dit Juve, il n’en a pas. C’est un brave homme, un député du Centre : M. Laurans, fort connu au Parlement, très « dans les eaux du jour », et appelé prochainement à devenir ministre.

— Vous me présenterez, Juve, s’écria Fandor, je le taperai d’un bureau de tabac. C’est égal, continuait le journaliste, il est assez piquant de voir cet homme d’un âge mûr, à l’apparence austère, avec ce petit voyou de femme.

— Et l’autre ? interrompit Juve, la blonde au teint brique, la connais-tu ?

— Parbleu, poursuivit Fandor, mais c’est l’Anglaise de Montmartre, la célèbre Anglaise de la place Pigalle, régulièrement ivre morte à trois heures du matin. C’est Daisy Kissmi. Vous n’avez jamais entendu parler d’elle ?

Le compagnon de l’Anglaise lui, était un homme très brun, à la moustache cirée, à la chevelure trop pommadée, à la barbe trop bien faite, aux ongles trop polis, à la tenue trop élégante et qui, malgré tout, n’était pas distingué.

« Quel peut être cet individu ? se demandait Juve. Il allait prendre l’avis de Fandor, mais celui-ci ne l’écoutait plus.

Le journaliste avait entamé une conversation en signaux avec la compagne du député. La petite femme noire avait reconnu Fandor et par une mimique expressive elle s’efforçait de lui faire entendre qu’ils se retrouveraient tout à l’heure, dès qu’elle aurait pu se débarrasser de son protecteur.

Louppe, de temps à autre, pour bien manifester ses sentiments, promenait ostensiblement le revers de sa main sur sa joue mince, ce que Fandor traduisait dans son bon argot parisien par :

— » La barbe ». Cette pauvre Louppe est terriblement rasée par son bonhomme.

Le dîner s’acheva.

De rigoristes bourgeoises avaient quitté le wagon-restaurant sitôt la dernière bouchée avalée, estimant peu convenable de rester à traîner dans un wagon, où les hommes, avec l’assentiment de quelques dames, commençaient à fumer en buvant des liqueurs.

Mais Juve et Fandor s’aperçurent à ce moment que la petite Louppe insistait d’une façon pressante auprès du député.

Laurans écoutait son amie avec beaucoup de docilité. Il hocha la tête, il approuva.

Au bout de quelques instants, Louppe avait évidemment obtenu satisfaction, car son visage s’éclairait d’un large sourire, ses yeux s’illuminaient. Le député, en effet, après avoir soldé l’addition, se levait, solennel et, traversant le wagon, regagnait son compartiment, cependant que Louppe allait s’asseoir auprès de Daisy Kissmi.

Mais le député avait à peine disparu que Louppe, pirouettant sur ses talons et titubant d’une table à l’autre, tout en grommelant contre les secousses du train, quittait Daisy Kissmi et bondissait vers Fandor :

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