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Tous les fumeurs étaient plongés dans une extase béate. Nul ne remarquait ses gestes.

Juve se dressa, s’assit sur son séant, se pencha pardessus le vase pour apercevoir le crâne.

D’un geste machinal, Juve, alors, se prit le front à deux mains :

— Voyons, voyons, se disait-il, est-ce que je suis ivre ? est-ce que rien que cette odeur d’opium m’a grisé complètement ? j’avais bien cru voir un crâne, je me suis trompé ?

Juve se recoucha…

Mais comme il avait repris sa première position, voilà qu’à nouveau, au travers du vase de fleurs, il apercevait la lugubre tête de mort.

Juve, cette fois, d’un seul bond se redressa.

Non, il n’était pas victime d’une hallucination, il voyait clair, il y avait un crâne, là, que diantre.

Penché par-dessus le vase, Juve à nouveau dut se convaincre de la réalité des choses : il n’y avait pas de crâne.

Le policier vécut alors une minute d’indescriptible stupeur. Il voyait quelque chose qui n’était pas, qui n’existait pas et il en avait conscience.

— Était-ce donc là, se demandait-il encore une fois, l’effet de l’opium ?

Mais le rêveur qui s’abandonne à l’opium ne raisonne pas, et Juve raisonnait.

Soudain le policier sursauta.

Brutale, nette, violente, une détonation venait de retentir, un coup de canon.

Alors, dans l’état d’énervement où il était, Juve perdit son célèbre sang-froid.

Tandis que les autres fumeurs demeuraient impassibles, indifférents aux détonations qui se succédaient, Juve, lui, se leva, courut à la porte, quitta la fumerie, se retrouva dans la rue et, avec des gestes de fou, il se précipita vers le port d’où semblait provenir le bruit.

À peine Juve pouvait-il jeter un coup d’œil vers la haute mer qu’il comprit immédiatement le motif de cette canonnade.

Au large, on voyait le British Queenqui brûlait.

Le vent et la marée le drossaient vers la côte. C’était sur lui que les canons terriens crachaient leur mitraille, sur lui que, sans doute l’on voulait couler avant qu’il eût apporté contre terre les germes de peste et les malheureux qu’il recelait encore.

Et Juve songeait :

— Ah, malédiction, malédiction, que veut dire encore cela ?… J’ai laissé Fantômas à bord, est-ce lui l’auteur de cet incendie ? s’est-il échappé ? s’échappera-t-il ?

24 – L’AMOUR VEILLE

Les cieux se teintaient de rose, dans la direction du couchant et les bruits de la montagne, les chants des bateliers s’atténuaient.

Il semblait que la nature entière se recueillait dans un pieux silence avant l’approche de la nuit prochaine.

Jérôme Fandor ouvrit les yeux.

Il reposait, mollement étendu sur un tapis de mousse épaisse ; autour de lui s’élevaient, semblait-il, des roseaux desquels se dégageait une humidité fraîche.

Le journaliste d’ailleurs se sentait tout ankylosé, tout engourdi, il avait froid, il frissonna.

Fandor était envahi par une sorte de torpeur qui lui interdisait tout mouvement.

Il écouta figé dans le bien-être de cette quiétude apparente.

Aucun bruit, à peine au loin, et par intervalles, le murmure cristallin d’un ruisseau qui coulait en minuscules cascades.

Le journaliste reprenait difficilement ses esprits, et instinctivement, le corps lassé, brisé, il allait se laisser aller à sa somnolence, lorsque tout son corps sursauta et qu’un cri d’épouvante s’échappa de ses lèvres.

S’approchant de son visage, cependant qu’une haleine brûlante lui caressait la figure, Fandor venait d’apercevoir la gueule immense et redoutable d’un monstre.

Quel était ce nouveau cataclysme ?

Fandor se recula en arrière, mais il respira, un peu rassuré. La gueule qui venait de le terrifier était celle d’un grand chien qui s’était approché de lui et le regardait, semblait-il, avec compassion.

Cependant qu’il demeurait stupéfait, Fandor sentait sur ses mains glacées une sensation douce de chaleur.

Il remua, c’était un autre chien qui le léchait.

Enfin Fandor en voyait un troisième, qui, à quelque distance de lui, nonchalamment étendu sur le sol, le considérait de ses gros yeux bienveillants.

Le journaliste était de plus en plus abasourdi.

Où se trouvait-il ? que lui était-il arrivé ?

Fandor, en se remuant, se rendait compte que ses vêtements étaient recroquevillés, durcis, raides et pénibles au corps, comme s’ils avaient longtemps séjourné dans de l’eau.

Fandor se soulevait sur son séant, essayait de regarder par-dessus les roseaux au milieu desquels il se trouvait dissimulé.

Or, voici qu’à l’horizon, très loin, il voyait se profiler la silhouette rectiligne et hachée de toitures et de cheminées, cependant, qu’au premier plan il apercevait un immense tuyau, haut peut-être de deux mètres, et qui semblait un reptile gigantesque serpentant le long du sol.

— Ah ! mais, s’écria Fandor, je me souviens maintenant.

La mémoire lui revenait en effet.

Le journaliste se rappelait parfaitement les aventures dont il avait été le héros et la victime, à partir du moment où, fuyant Hans Elders et les policemen qui le recherchaient dans la taillerie de diamants, il avait été emporté par la courroie de transmission et précipité, après diverses péripéties et de nombreux dangers, dans le gros siphon par lequel passaient les eaux alimentant les machines de l’atelier.

— Encore une fois, s’écria le journaliste, j’ai vu la mort de près, mais j’ai passé à côté d’elle…

Il se rendait compte maintenant que ballotté comme une épave dans le courant, il avait été déversé par le gros tuyau dans la rivière.

Mais désormais Fandor se demandait comment il se faisait qu’il se trouvait couché sur cette berge, surélevée au-dessus du niveau du fleuve ? Et puis quels étaient ces chiens ? ces trois chiens, ces molosses aux crocs formidables qui, énigmatiques et silencieux, semblaient veiller sur lui ?

Fandor lentement se retourna.

Alors qu’il effectuait cette volte-face, une nouvelle surprise venait de le faire tressaillir à nouveau.

Attaché par la bride à une branche d’arbre, et broutant paisiblement les feuilles nouvelles, se trouvait un cheval, tout sellé et qui semblait attendre le retour de son cavalier.

Cette fois, plus d’hésitation, il reconnaissait la monture.

— Le cheval de Teddy, s’écria-t-il, ah, par exemple.

Une crainte nouvelle assaillit son esprit. Comment se faisait-il que le jeune garçon eut ainsi abandonné sa bête, et pourquoi n’était-il pas à côté de Fandor, puisque le cheval s’y trouvait bien ?

Fandor s’était levé.

Il fit quelques pas lorsque ses pieds heurtèrent dans un repli de terrain un corps inerte.

— Ah, hurla Fandor… ah ! mon Dieu, c’est Teddy.

C’était en effet le jeune ami du journaliste. Il gisait au fond d’une ornière, crotté, pâle, immobile, évanoui.

Sans doute le jeune homme avait fait une chute, il portait à la tempe une légère blessure, quelques gouttes de sang perlaient à son front.

Fandor s’était penché aussitôt sur l’adolescent.

— Que lui est-il arrivé, mon Dieu, murmura-t-il…

Et le journaliste était à la fois intrigué et confus, car il imaginait que Teddy, qui professait à son égard une telle sympathie et se dévouait si volontiers à sa cause, avait dû attraper quelque mauvais coup en le sauvant, lui, Fandor.

À la position occupée par l’enfant par rapport à celle de Fandor l’instant précédent et eu égard à la topographie des lieux, le journaliste se rendait compte qu’il avait dû être amené jusqu’à la rive du fleuve par un courant favorable, puis, que quelqu’un, déployant une force extraordinaire, l’avait hissé à travers les broussailles et le sol détrempé, jusque sur la berge.

Ce quelqu’un, ce devait être Teddy, qui devait s’être évanoui après cet effort surhumain.

Teddy respirait faiblement, doucement…

Et Fandor, penché sur son visage, épiant le moindre geste, étanchait machinalement avec son mouchoir le sang qui lui perlait au front, cependant qu’il humectait ses lèvres avec un peu d’eau fraîche. Teddy reprenait difficilement connaissance. Toutefois, il respirait avec nervosité, par saccades et Fandor, figé dans sa contemplation, remarquait un détail étrange.

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