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Vêtue d'une des robes élégantes, bien peu nombreuses, qu'elle possédait encore, elle s'installa auprès de son hôte sous un dais seigneurial et ce fut Gauthier qui servit le festin, avec plus de bonne volonté que de style.

Mais les deux amis n'en dévorèrent pas moins vigoureusement la soupe aux choux et les chapons rôtis de l'abbé.

Quand on sortit de table, Catherine vit que la nuit était tout à fait tombée, et s'informa de Fortunat. Toute la journée, elle avait attendu son retour, avec l'espoir absurde de nouvelles fraîches. Comme s'il pouvait y avoir des nouvelles quelconques lorsqu'il s'agissait d'un lépreux ?... Ce fut une déception d'apprendre qu'il n'était pas encore revenu. Et à cette déception s'ajouta une inquiétude en constatant que Gauthier semblait soucieux.

— Il a dû s'attarder, dit-elle lorsqu'il revint d'une ultime visite à la loge du frère-portier. Il reviendra demain.

Mais le Normand hocha la tête.

— Fortunat ? Il est d'une exactitude d'horloge. Il part toujours à la même heure, il revient toujours à la même heure, juste avant le souper. Ce n'est pas naturel qu'il ne soit pas là.

Son regard croisa celui de Catherine. Tous deux avaient la même pensée. Il était arrivé quelque chose a Fortunat, mais quoi ? Une mauvaise rencontre était toujours possible bien que la région fût assez sûre depuis que les Armagnacs avaient renforcé la garnison de Carlat et que l'énergique Bernard de Calmont régentait l'abbaye. L'Anglais, d'ailleurs, abandonnait une à une les places fortes d'Auvergne.

— Attendons, fit seulement Catherine.

— Demain, à l'aube, j'irai au-devant de lui.

Catherine eut envie de dire : « J'irai avec toi. » Mais elle se ravisa. Elle ne pouvait pas laisser Isabelle en ce moment. Dans ses rares instants de lucidité, la vieille dame la réclamait aussitôt et montrait une telle joie de sa présence que Catherine se faisait scrupule de l'en priver. Elle se contenta de soupirer :

— C'est bien. Tu feras comme bon te semblera.

Avant de se coucher, elle fit un tour dans la maison, soucieuse de remplir exactement tous ses devoirs d'hôtesse. Puisque l'abbé lui laissait la libre disposition de l'hôtellerie, elle entendait que tout y marchât au mieux. Elle alla même jusqu'à l'écurie, où l'on avait installé les chevaux de l'escorte, mais c'était plus pour une raison sentimentale que par souci de bon ordre. En effet, elle avait eu la surprise d'y retrouver Morgane, sa jument blanche, que l'Écossais Hugh Kennedy, fidèle à la promesse qu'il lui avait faite, avait fait ramener de Carlat. Morgane était pour elle un personnage d'importance, autant qu'une amie. Toutes deux se comprenaient à merveille et s'étaient retrouvées avec joie.

— Nous voilà destinées à vieillir doucement ensemble, dit Catherine avec un peu de mélancolie en flattant la robe neigeuse de Morgane. Tu ne seras plus que la sage haquenée d'une dame encore plus sage.

Les grands yeux intelligents de Morgane la regardèrent avec une expression que Catherine jugea diabolique et le hennissement batailleur qui l'accompagnait laissait entendre clairement que la petite jument, pour sa part, n'en croyait rien... C'était tellement frappant que Catherine se mit à rire. Elle tendit à Morgane un morceau de sucre apporté tout exprès pour elle, puis lui claqua gentiment la croupe.

— Nous avons envie d'aventures, à ce qu'il paraît ? Eh bien, ma belle, il faudra te faire une raison.

En quittant l'écurie, Catherine fut tentée de s'attarder dans la cour parce que la nuit était exceptionnellement belle, mais Donatienne vint lui dire qu'elle lui avait dressé un lit dans une chambre voisine de celle d'Isabelle.

— Je voulais réinstaller près d'elle, protesta Catherine. Vous avez suffisamment veillé, Donatienne. Il faut dormir.

— Bah ! je dors aussi bien sur un banc, dit la vieille paysanne avec un bon sourire. Et puis, je crois que cette nuit elle dormira bien. Le frère apothicaire m'a donné pour elle une décoction de pavots... Vous devriez bien en prendre un peu, vous aussi. Vous semblez si nerveuse.

— Je crois que je dormirai parfaitement sans cela.

Elle alla embrasser Michel qui gazouillait une prière sous l'œil impassible de Gauthier. La camaraderie qui unissait l'enfant au gigantesque Normand l'avait à la fois amusée et surprise. Tous deux s'entendaient à merveille et si Gauthier usait envers le petit seigneur d'une certaine déférence, il ne lui passait pas pour autant touâtes ses fantaisies. Quant à Michel, il adorait Gauthier dont il admirait visiblement la force.

Il avait accueilli sa mère comme si elle l'avait quitté la veille seulement. Il avait couru, sur ses petites jambes, encore hésitantes, jusque dans ses bras, du plus loin qu'il l'avait vue et, nouant ses petites mains, à son cou, il avait niché sa tête blonde contre celle de Catherine et puis il avait eu un grand soupir de bonheur.

— Maman, avait-il dit seulement.

Et Catherine en avait pleuré.

Ce soir-là, elle l'installa elle-même dans son lit puis, l'ayant embrassé, le laissa écouter l'histoire que commençait Gauthier.

Chaque soir, le Normand racontait une histoire à son petit ami, ou un fragment d'histoire si le récit était trop long, et c'étaient toujours ces étranges légendes du Nord, pleines de génies, de dieux fantastiques et de vierges guerrières. Le petit écoutait, bouche bée, et finissait par s'endormir peu à peu.

Catherine se retira sur la pointe des pieds tandis que Gauthier commençait :

« Alors, le fils d'Eric le Rouge monta dans son bateau avec ses compagnons et s'en alla avec eux sur la grande mer... »

La voix de Gauthier avait quelque chose d'endormant. L'enfant était trop jeune pour comprendre ces récits d'un autre âge, mais il ouvrait tout de même de grands yeux émerveillés, attiré par la mélopée des mots inconnus et le charme de ce timbre grave. Dans son petit lit étroit, Catherine s'y laissa aller elle aussi, sensible à l'apaisement que la voix lui apportait. Sa dernière pensée fut pour Sara. Ils avaient voyagé si vite, elle et les Bretons, qu'ils avaient pu la dépasser sans le savoir.

Mais, sans doute, ne tarderait-elle plus maintenant. L'idée qu'il pût lui arriver quelque chose ne l'effleura même pas. Sara était indestructible, elle savait les secrets de la Nature et la Nature était son amie. Bientôt elle serait là... oui, bientôt...

Le fils d'Éric le Rouge voguait depuis peu de temps sur les vagues vertes de la mer qui n'a pas de fin, que Catherine dormait profondément.

Elle eut une étrange vision, vers le milieu de la nuit. Dormait-elle toujours ou bien était-elle éveillée à demi ? Était-ce un rêve ?

Toujours est-il qu'il lui sembla ouvrir les yeux sur le décor encore étranger de sa chambre. Le silence était complet, mais la veilleuse qui brûlait chez Isabelle éclairait encore. De son lit, Catherine pouvait voir Donatienne endormie, le nez dans son giron et la coiffe de travers sur son banc garni de coussins... Soudain, une forme sombre se glissa auprès du lit de la malade... celle d'un homme vêtu de noir qui portait un masque... La terreur s'enfla dans la gorge de Catherine. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle voulut bouger, mais ses membres, son corps étaient devenus si lourds qu'elle avait l'impression d'être liée sur son lit. Dans un cauchemar elle vit l'homme se pencher, se pencher encore sur le lit d'Isabelle, faire un geste puis se redresser. Persuadée que l'inconnu était en train d'assassiner la malade, Catherine ouvrit la bouche, mais de nouveau aucun son ne vint...

L'homme maintenant reculait, se retournait, son masque à la main, et la peur de Catherine se changea en une joie immense qui la submergea. Elle reconnaissait si bien le profil fier, les yeux sombres, la bouche ferme de son époux. Arnaud ! C'était Arnaud ! Une merveilleuse vague de bonheur, comme seuls les rêves en procurent, envahit Catherine. Il était là, il était revenu... Dieu, sans doute, avait fait un miracle car le beau visage dont elle avait gardé un souvenir si net était intact. Aucune trace de l'affreuse maladie ne s'y voyait. Mais pourquoi donc était-il si pâle, si mortellement triste ?

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