Gilles ne répondit pas tout de suite. La mine sombre, il jouait nerveusement avec une dague à poignée d'or qu'il avait prise sur un coffre. La jeune femme osait à peine respirer, craignant de troubler ce silence plein de menaces. Mais, soudain, elle sursauta. Gilles venait de planter la dague dans le bois précieux du coffre et, sans regarder Catherine, articulait :
— Je veux que vous voliez pour moi le diamant noir, que vous me le remettiez ensuite...
— Vous oubliez qu'il m'appartient. Au fait, j'aimerais savoir comment il est venu entre les mains de votre cousin.
— Un tavernier de je ne sais quel pays aurait entendu l'homme auquel vous l'avez confié, un certain pelletier de Bourges, dire qu'il engagerait le diamant chez un juif de Beaucaire, nommé je crois Abrabanel. Espérant une bonne récompense, le tavernier est venu conter l'affaire au Grand Chambellan. Dès lors, la chose était facile.
— Il a fait tuer maître Cœur ? s'écria Catherine douloureusement.
— Ma foi non. Votre émissaire ayant déjà touché son or avait pris le large. Le juif avait le diamant. Il n'a pas voulu le remettre aux émissaires de mon cousin... et il en est mort.
Catherine poussa un cri d'horreur qui s'acheva en un rire à la fois douloureux et ironique.
— La mort ! Encore !... Et vous voulez cette pierre maudite ? Car elle est maudite. Elle traîne après elle le malheur, le sang, la souffrance. Ceux qui la possèdent connaissent les pires destins ou bien en meurent, tout simplement. Et j'espère qu'il en sera de même pour votre beau cousin. Si vous voulez ce diamant, venu tout droit de l'enfer, vous n'avez qu'à le prendre vous- même !
Exaspérée, sa voix était montée jusqu'au cri, mais déjà les mains de Gilles s'étaient abattues brutalement sur elle et pesaient impitoyablement sur ses épaules tandis que le visage tordu de colère et de peur se rapprochait du sien.
J'ai moins peur de Satan que de tes maléfices, maudite sorcière ! Et tu n'as pas le choix. Demain, tu seras livrée à La Trémoille : ou bien tu voleras pour moi le diamant ; ou bien tu mourras dans les supplices, et ton Égyptienne avec toi. Tu n'es rien ici, qu'une ribaude sans importance que l'on peut supprimer à son gré. Les bonnes gens du pays ne sont jamais si heureux que lorsqu'ils voient le corps d'un de tes frères se balancer au gibet.
— Alors, il faudra me faire couper la langue, lança Catherine froidement. Car, dans les supplices, je parlerai, je dirai qui je suis et pourquoi vous m'avez entraînée ici. De toute façon, conclut-elle amèrement, je mourrai. Vous ne me laisserez pas sortir d'ici vivante.
Je n'ai donc aucun intérêt à voler cette pierre pour vous.
— Si ! Contre la pierre tu auras la vie sauve. C'est de nuit qu'il te faudra agir. La Trémoille habite cette tour même. Le diamant en ta possession, tu n'auras qu'à me l'apporter et moi je te ferai sortir d'ici. Il te restera à faire décamper ta tribu au plus vite car votre salut dépendra de la vitesse de vos jambes. Vous aurez la fin de la nuit pour fuir... car, bien entendu, tu seras accusée et les tiens avec toi.
— Les hommes d'armes nous auront vite retrouvés, fit Catherine.
Votre « vie sauve » n'est qu'un sursis mal déguisé et qui fera couler le sang d'une foule de braves gens.
— Cela ne me regarde plus. À toi de ne pas te faire prendre. Au surplus, si cela t'arrivait, sache bien qu'il ne te servirait à rien de dire la vérité. Entre la parole d'une fille d'Égypte et celle d'un maréchal du Roi, personne n'hésiterait. Tu ne réussirais qu'à faire rire.
— Et... si je refuse ?
— Ta Sara va être conduite sur l'heure à la chambre des tortures Tu pourras assister au spectacle avant d'y participer toi-même.
Catherine détourna la tête avec dégoût. Le masque convulsé de Gilles avait quelque chose de diabolique et le rendait hideux. Elle haussa les épaules et soupira.
— C'est bien, j'obéirai... Je crois bien qu'en effet je n'ai pas le choix.
— Tu voleras le diamant et tu me le donneras ?
— Oui..., dit-elle avec lassitude. Je vous le donnerai en espérant qu'il vous portera malheur à vous comme aux autres ; au surplus je n'ai vraiment pas envie de garder une...
La gifle que lui assena Gilles lui coupa la parole sur un cri de douleur. Elle avait été si violente qu'elle avait cru sa tête emportée.
— Je n'ai que faire de tes malédictions, coquine. Tu n'as qu'à obéir si tu ne veux pas qu'il t'en cuise. À obéir, tu entends, avec humilité !
La douleur avait fait perler des larmes aux cils de Catherine. Elle les ravala courageusement, mais sa tête sonnait encore comme une cloche. Elle regarda haineusement l'homme qui, maintenant, se dressait devant elle et ordonnait :
— Aide-moi à me dévêtir !
Il s'était assis et tendait un pied botté pour qu'elle le déchaussât.
Elle hésita un instant, mais elle le connaissait trop pour résister. À
quoi bon ? Pour risquer un coup de dague dans un accès de fureur ?
Apparemment, il marquait sa volonté de l'humilier... Avec un soupir elle s'agenouilla.
Tandis que Catherine lui enlevait les différentes pièces de son costume, Gilles avait saisi sur la table un hanap de vin et buvait, à longues gorgées avides. Quand il fut vide, il le jeta et en prit un autre qu'il se mit à ingurgiter avec autant d'ardeur. Un troisième suivit.
Catherine, horrifiée, voyait son visage gonfler et s'empourprer, ses yeux s'injecter comme si le vin épais coulait directement sous sa peau.
Quand il n'eut plus rien sur le corps, il saisit sur un siège une longue robe de velours noir, l'enfila, serra la cordelière autour de ses reins et jeta à la jeune femme un coup d'œil mauvais tout en s'approchant d'un dressoir qui supportait des flacons.
— Maintenant, déshabille-toi, ordonna-t-il.
Une lente rougeur monta aux joues de Catherine qui serra les poings.
Un éclair de colère brilla dans ses yeux tandis que sa bouche se pinçait sur un pli d'obstination.
— Non !
Elle s'attendait à une explosion de fureur. Il n'en fut rien. Gilles poussa un soupir et, se dirigeant d'un pas nonchalant vers le fond de la pièce, il prit, sur un meuble, un long fouet de chasse.
— C'est bien, dit-il seulement. Je vais le faire moi- même... avec ceci.
Et, joignant le geste à la parole, il frappa. La longue mèche souple siffla et s'enroulant, avec une habileté diabolique, autour d'une manche flottante l'arracha d'un coup sec, non sans brûler au passage le bras de Catherine qui retint à grand-peine un gémissement. Elle comprit qu'elle était vaincue, qu'il lui fallait obéir sous peine d'être assommée à coups de fouet par cette brute.
— Arrêtez, dit-elle d'une voix morne. J'obéis !
L'instant suivant, la dalmatique soyeuse et la fine chemise tombaient à ses pieds...
Lorsque revint le jour, Catherine n'avait plus de larmes. Recrue d'horreur et de souffrance, elle était parvenue aux limites de l'épuisement. De cette nuit aux mains du sire de Rais, elle devait garder un terrible, un ineffaçable souvenir...
L'homme était fou, il n'y avait pas d'autre explication. C'était un maniaque du sang et du vice et, durant des heures, la malheureuse avait dû subir les odieuses fantaisies que dictaient à Gilles son esprit détraqué et sa virilité déclinante. Son corps meurtri, griffé, malmené, lui interdisait le sommeil et le sang coulait encore de son épaule dans laquelle le forcené avait mordu à pleines dents.
Durant toute cette nuit de cauchemar, il n'avait cessé de boire, de boire jusqu'au délire, et Catherine, plus d'une fois, avait cru sa dernière heure venue, mais Gilles s'était contenté de la rouer de coups sans presque cesser de l'injurier bassement.
En constatant la quantité de vin absorbée par son bourreau, Catherine avait espéré qu'il finirait par s'endormir, mais, quand l'aurore parut et que les guetteurs cornèrent l'ouverture des portes de la ville, Gilles n'avait pas encore fermé les yeux. Il avait seulement rejeté les couvertures et s'était levé, étirant dans la fraîcheur du matin son corps nu. Il avait revêtu ses habits, et sans même un regard à la jeune femme, inerte sur le lit dévasté, il était sorti pour aller chasser comme chaque matin. Du fond des courtines où elle essayait de trouver une position meilleure, Catherine avait entendu les appels de trompe ; les aboiements des chiens impatients de partir, puis le grondement du pont-levis que l'on abaissait.