— Que faire alors ?
Sara haussa les épaules et désigna, d'un mouvement de tête, le château dont la masse noire les dominait.
— Attendre. Peut-être que le temps viendra bientôt où le seigneur La Trémoille demandera qu'on lui envoie d'autres danseuses. Deux des filles de la tribu sont là- haut depuis huit jours et il est inhabituel, d'après ce que dit Fero, qu'on les garde aussi longtemps. Il pense qu'on a dû les tuer.
— Et... il accepte cela ? s'écria Catherine la bouche soudain sèche.
— Que peut-il faire ? Il a peur, comme tous ceux d'ici. Il ne peut qu'obéir et livrer ses femmes, même s'il porte la rage au cœur. Il sait trop bien que, s'il plaisait au Chambellan d'aligner une compagnie d'archers sur la courtine et de faire tirer sur le camp, personne ne viendrait l'en empêcher, surtout pas les gens de la ville qui craignent, les errants comme le diable.
Une amertume passait dans la voix de Sara ; Catherine comprit qu'elle partageait la rage de Fero parce que les femmes sacrifiées au plaisir de La Trémoille étaient de sa race. Elle eut envie, soudain, de la réconforter.
— Cela ne durera plus maintenant. Prions le ciel pour que l'on me fasse bientôt monter là-haut.
— Prier pour que le danger vienne à toi ? fit Sara tristement. Tu dois être folle !
Mais Catherine ne songeait qu'à cet instant où le caprice du Grand Chambellan les mettrait face à face. Chaque soir, autour du feu, après le repas pris en commun, elle observait soigneusement les filles que Fero faisait danser pour pouvoir les imiter quand le temps serait venu.
Le chef ne lui adressait jamais la parole, mais elle savait que c'était pour elle qu'il demandait des danses tous les soirs et, souvent, elle croisait son regard sombre, énigmatique et lourd.
Pourtant, parmi les femmes, Catherine s'était fait deux amies : la vieille Orka d'abord, qui ne parlait pas, mais qui pouvait rester des heures à la regarder en hochant la tête. On disait que la mort de son fils lui avait fait perdre l'esprit, mais Catherine trouvait un réconfort à rencontrer ce vieux visage amical. L'autre femme qui ne se montrait pas hostile était la propre sœur de Fero. Tereina devait avoir une vingtaine d'années ; malheureusement elle était restée bossue et contrefaite à la suite d'une chute quand elle était enfant et ne paraissait pas avoir beaucoup plus de douze ans. Elle avait un visage ingrat, que l'on oubliait cependant en regardant ses yeux : deux lacs noirs, immenses et lumineux, qui
avaient toujours l'air de voir plus loin et plus profond que les autres.
Tereina était venue vers Catherine dès le lendemain de son arrivée.
Sans rien dire, avec un sourire timide, elle lui avait tendu un canard dont elle avait proprement tordu le cou. Catherine avait compris que c'était là un présent de bienvenue et elle avait remercié la jeune fille.
Mais elle n'avait pu s'empêcher d'ajouter :
— Où l'as-tu pris ?
— Là-bas, répondit la jeune fille. Près de la mare du couvent.
— C'est généreux à toi de me l'apporter, mais tu sais ce que tu risques à prendre le bien d'autrui ?
Tereina alors avait ouvert de grands yeux surpris.
— Autrui ? Qui est autrui, sinon le Créateur ? Il a créé les bêtes pour nourrir les. hommes. Pourquoi donc certains les garderaient-ils pour eux seuls ?
Catherine n'avait rien trouvé à répondre à cette logique. Elle avait partagé le canard, préalablement rôti, avec Tereina. Depuis, la jeune fille s'était attachée à elle et l'aidait à s'habituer à son nouvel état.
Dans la tribu, la sœur du chef jouissait d'un rang particulier. Elle connaissait les vertus des simples et, à cause de cette connaissance, elle était la drabarni, la femme aux herbes qui peut écarter la maladie, adoucir la mort ou faire naître l'amour. Cela lui valait le respect un peu craintif de tous.
Le quatrième jour, quand vint le crépuscule, Fero ne fit pas appeler les deux femmes auprès de son feu, comme les autres soirs, pour partager le repas. Elles restèrent autour de la marmite de la vieille Orka et avalèrent en silence le ragoût de blé noir et de lard fortement parfumé d'ail sauvage qu'elle avait préparé. Le campement était silencieux et morne car on n'avait toujours pas de nouvelles des deux filles montées au château. D'autre part, une dizaine d'hommes s'étaient éloignés pour pêcher dans la Loire sans risquer de tomber sous la lourde main des forestiers royaux. Ils ne reviendraient que dans deux ou trois jours.
Fero, retranché dans son chariot, était invisible et il n'y aurait ce soir ni chants ni danses. Le ciel, tout le jour, avait charrié de gros nuages noirs. Il avait fait une chaleur inaccoutumée pour la saison. Cela sentait l'orage et Catherine, oppressée, avait du mal à respirer. Elle avait à peine touché à la soupe trop grasse dont l'odeur forte lui faisait mal au cœur et elle allait remonter dans le chariot pour dormir quand, soudain, Tereina était apparue auprès du feu. Une pièce d'étoffe rouge sombre drapait. son corps contrefait et son visage pâle, jailli de l'ombre, était semblable à celui d'un fantôme. Sara lui désignait déjà, de la main, une place auprès d'elle, mais la jeune fille n'avait regardé que Catherine.
— Mon frère te demande, Tchalaï. Je vais te conduire auprès de lui.
— Que lui veut-il ? demanda vivement Sara en se levant.
— Qui suis-je pour le lui demander ? Le chef ordonne, il doit être obéi.
— Je vais avec elle.
— Fero a dit Tchalaï seule. Il n'a pas dit Tchalaï et Sara. Viens, ma sœur. Il n'aime pas attendre.
Et la jeune fille, reculant d'un pas, rentra dans l'ombre. Catherine, alors, suivit sans un mot le petit fantôme rouge. L'une derrière l'autre, elles traversèrent une bonne partie du camp silencieux. Les feux s'éteignaient déjà et les Tziganes se retiraient pour dormir. La nuit était sombre. L'on y voyait mal. Soudain, comme le chariot à roues pleines qui servait de logis au chef, éclairé à l'intérieur par une lampe à huile, n'était plus qu'à quelques pas, Tereina s'arrêta et se tourna vers Catherine. Celle-ci vit briller, dans l'ombre, les grands yeux de la Tzigane.
— Tchalaï, ma sœur, tu sais que je t'aime, dit-elle gravement.
— Je le crois, du moins. Tu as toujours été bonne avec moi.
— C'est parce que je t'aime. Mais, ce soir, je veux te le prouver.
Tiens... prends ceci et bois.
Elle avait tiré de son vêtement une petite fiole et la mettait dans la main de Catherine, toute chaude de sa propre chaleur.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda la jeune femme soudain méfiante.
— Quelque chose dont tu as grand besoin. J'ai lu en toi, Tchalaï.
Ton cœur est froid comme le cœur d'une morte et je veux que ton cœur revive. Avec ce que je te donne, ton cœur revivra. Bois sans hésiter, à moins que tu ne te défies de moi ? ajouta-t-elle avec tant de tristesse que Catherine sentit sa méfiance s'amollir.
— Je ne me méfie pas de toi, Tereina, mais pourquoi ce soir ?
— Parce que c'est ce soir que tu en auras besoin. Bois sans crainte, ce sont des herbes bénéfiques. Tu ne sentiras plus ni fatigue ni découragement. J'ai fait ce mélange pour toi... parce que je t'aime.
Quelque chose de plus fort qu'elle poussa Catherine à porter à ses lèvres le petit flacon. Il dégageait un parfum d'herbes, puissant mais agréable. Elle n'avait plus aucune crainte. On n'offre pas le poison avec cette tendresse dans la voix... D'un trait, elle avala le contenu puis toussa. C'était comme une flamme parfumée qui avait coulé en elle et, instantanément, elle se sentit plus forte et plus vaillante. Elle sourit au visage tendu de la jeune fille.
— Voilà, tu es contente ?
Doucement, Tereina serra sa main, sourit à son tour.
— Oui... Va, maintenant. Il t'attend.
En effet, sous la toile soulevée du chariot, la silhouette de Fero se découpait en noir sur le fond éclairé. Tereina disparut comme par enchantement tandis que Catherine, prise d'un nouveau courage, s'avançait vers le logis du chef. Il tendit la main sans rien dire, l'aida à monter dans le véhicule et laissa retomber la toile sur eux. Au même instant, un éclair livide illumina le ciel tandis qu'au bout de l'horizon le tonnerre éclatait. Catherine, surprise, sursauta. Les dents blanches de Fero étincelèrent entre ses lèvres rouges.