— Vous allez repartir ?
— Naturellement. Vous n'imaginez pas, Catherine, les possibilités que l'on trouve en Orient ? Prenez le sultan du Caire. Il possède de l'or, de l'or en fabuleuse quantité, mais il n'a pas d'argent ou très peu.
Je connais, moi, d'anciennes mines jadis exploitées par les Romains et abandonnées depuis. Abandonnées, mais pas taries. Que je puisse extraire l'argent, le transporter au Caire, et cet argent me permettra d'acheter de l'or, infiniment moins cher qu'en Europe, et de réaliser de fantastiques bénéfices. Ah, si j'avais, dès maintenant, de puissants capitaux !
Tandis que Jacques Cœur parlait, l'imagination de Catherine trottait. Cet homme, dont elle connaissait l'intelligence aiguë, le courage et l'audace, était capable de remuer le monde pour lui arracher la fortune. Quant aux idées, Jacques en débordait. Elle n'hésita même pas.
— Ces capitaux, mon ami, je crois pouvoir vous les apporter.
— Vous ?
L'étonnement sincère du pelletier était flagrant. Durant le long séjour à Carlat, Catherine avait appris à Macée, par une lettre, le désastre de Montsalvy et, comme tout le monde dans l'entourage royal, il savait qu'Arnaud et les siens étaient frappés de proscription, recherchés.
L'équipage de Catherine ne proclamait guère, lui non plus, la richesse.
La jeune femme sourit gentiment, fouilla dans son aumônière.
— Rien que dans cette pierre, je pense qu'il y a le chargement d'une galée tout entière.
Trois cris de stupeur éclatèrent simultanément autour d'elle. Sur sa main, le diamant de Garin étincelait comme un petit soleil noir.
D'émotion, maître Amable, les yeux ronds comme des billes, en avait laissé choir une écuelle tandis que sa servante joignait les mains instinctivement. Les yeux soudain rétrécis de Jacques allèrent du merveilleux joyau au visage impassible de Catherine.
— Voilà donc, dit-il lentement, le fameux diamant du Grand Argentier de Bourgogne ! Quelle splendeur ! Jamais je n'ai vu pierre comparable à celle-là.
Il tendit la main, prit délicatement, entre deux doigts, la fabuleuse pierre et en fit jouer les feux dans la lumière. Un ruissellement de flammes s'alluma au bout de ses doigts. Un peu de rouge monta aux joues de Catherine.
— Prenez-le, Jacques, vendez-le et tirez-en tout ce que vous pourrez !
— Vous ne souhaitez pas garder une telle merveille ? Savez-vous qu'il y a dans cette petite pierre la rançon d'un roi ?
— Je le sais. Mais je sais aussi que c'est une pierre maudite. Elle sème le malheur partout où elle passe et ceux qui la possèdent ne trouvent jamais le repos. Il faut la vendre, Jacques... peut-être alors le malheur m'oubliera-t-il, ajouta-t-elle sourdement.
La fêlure de sa voix n'échappa pas au pelletier. Sa main libre se posa doucement sur celles, tremblantes, de la jeune femme.
Je ne crois pas à ces contes, Catherine. La beauté ne peut être néfaste et ce diamant représente la pure beauté. Si vous me le confiez, j'en tirerai la prospérité de tout le royaume. Je lancerai des caravelles sur les mers, j'établirai des comptoirs, j'arracherai à ce sol ravagé ses richesses profondes et les lui rendrai en abondance. Je ferai votre fortune, la mienne et celle du Roi par-dessus le marché.
Il l'offrait de nouveau à Catherine, mais, d'un geste à la fois doux et ferme, elle le repoussa.
— Non, Jacques, gardez-le. Il est à vous ! J'espère que vous saurez, en effet, lui arracher son pouvoir maléfique et le faire servir au bien de tous. Si vous n'y parvenez pas, n'ayez pas de regrets. Je vous le donne.
— Je n'accepte qu'un dépôt, Catherine, ou un prêt, si vous préférez. Je vous le rendrai au centuple. Vous relèverez Montsalvy et votre fils comptera parmi les grands de ce monde chez lesquels un beau nom s'assortit obligatoirement d'une grande fortune. Mais... cet aubergiste nous laisse mourir de faim ! Holà, maître Amable, et ce dîner ?
Tiré de sa contemplation, le digne aubergiste se hâta de courir à sa cuisine pour chercher la soupe aux herbes annoncée plus tôt. Jacques Cœur se leva, offrit la main à Catherine.
— Venez souper, ma chère associée, et que Dieu soit béni qui vous a mise sur mon chemin. Nous irons loin, vous et moi, ou je ne m'appelle plus Jacques Cœur.
Il l'aida à s'installer à table puis, s'assurant qu'Amable et sa servante étaient éloignés, chuchota :
— Vous avez été imprudente de produire cette pierre dans une auberge. Amable est un brave homme, mais vous ignorez sans doute que La Trémoille désire ce diamant noir. Son cousin Gilles de Rais a eu l'imprudence de lui en parler et il ne rêve plus que de se l'approprier. Il vous faudra être très prudente, ma chère, quand vous approcherez de la Cour.
— Eh bien mais, c'est à merveille ! Vendez-lui le diamant.
Jacques Cœur eut un rire sec et haussa les épaules.
Etes-vous encore si naïve ? Si le chambellan apprenait que je possède cette pierre, je ne donnerais pas cher de ma peau. Pourquoi voulez-vous qu'il paie quand il peut si aisément prendre... et faire tuer au besoin ?
— Voilà donc pourquoi le Castillan Villa-Andrado veut m'épouser avec la bénédiction de La Trémoille. Les terres de Montsalvy seraient sans doute remises à l'Espagnol tandis que le diamant paierait La Trémoille de son aide.
— Vous vous minimisez, ma chère ! Le Castillan est très réellement épris de vous, je crois. C'est vous qu'il veut, mais, bien entendu, il ne dédaigne pas vos terres. Le Roi les a confisquées et les lui rendrait sans doute.
— De toute façon, intervint Frère Etienne, je suppose que, demain même, le diamant s'éloignera avec vous de Dame Catherine ?
— Le temps de passer marché ici et je continue sur Beaucaire. Là-bas, la communauté juive est riche et puissante. Je connais un rabbin, Isaac Abrabanel, son frère est l'un des chefs des Juifs de Tolède et la famille est extrêmement riche. J'aurai chez lui tout l'or que je voudrai contre ce diamant.
Pour l'avertir que l'aubergiste revenait, Frère Étienne toussota et, croisant les doigts, pencha le nez sur son écuelle et se mit à dire le bénédicité que chacun écouta pieusement, puis on s'occupa à restaurer des forces durement éprouvées par le chemin. Catherine se sentait extraordinairement allégée depuis qu'elle avait vu le diamant noir disparaître dans l'escarcelle de Jacques Cœur. Elle avait été bien inspirée car c'était là une traite importante tirée sur l'avenir. De toute façon, Michel serait riche un jour, grâce à Jacques Cœur, et même, si le pardon royal n'était jamais octroyé à ses parents, il pourrait vivre libre et dans l'opulence hors des frontières de France. Mais Catherine voulait plus, Catherine voulait mieux. La fortune, c'était seulement une partie de son plan. Ce qu'elle entendait arracher au destin, c'était la fin du Grand Chambellan et l'amnistie royale pour Arnaud et pour elle. Le nom des Montsalvy devait retrouver tout son éclat ou bien sa vie n'aurait plus de sens.
Le dîner que maître Amable servit avec toutes les marques d'un profond respect se déroula tout entier à écouter Jacques Cœur faire des projets d'avenir. Il n'avait posé aucune question à Catherine concernant son époux, ou même le but de son voyage, mettant à son silence un point d'honneur de discrétion. Fidèle à sa décision de préserver de toute trace d'horreur le nom d'Arnaud, Catherine avait, naguère, annoncé sa mort à Marée. Sans doute le pelletier voulait-il éviter de réveiller par une question maladroite une douleur qui, peut-
être, s'endormait. Et Catherine lui sut gré de sa délicatesse. Mais, fréquemment, son regard croisait celui du pelletier et elle croyait bien y lire, alors, une sorte d'interrogation mêlée de perplexité. Il devait se demander quels mots employer pour l'interroger sur ce qu'elle entendait faire, désormais, de sa vie, sans se montrer indiscret ou blessant. Finalement, il s'en tira avec une boutade.
— J'ai dit tout à l'heure que l'Orient vous irait bien, Catherine ?