Литмир - Электронная Библиотека
A
A

La dictée se poursuivit ainsi quelques matins… jusqu’à ce que Abelone, un jour, ne sût pas écrire le mot «Eckernforde». C’était un nom propre, et elle ne l’avait jamais entendu. Le comte qui, à la vérité, cherchait depuis longtemps un prétexte pour renoncer à écrire, parce que la plume allait moins vite que ses souvenirs, se montra irrité.

«Elle ne sait pas l’écrire, dit-il sur un ton coupant, et d’autres ne sauront pas le lire. Et verront-ils seulement ce que je veux dire?» poursuivit-il de plus en plus colère, sans quitter des yeux Abelone.

«Le verront-ils, ce Saint-Germain? s’écria-t-il, tourné vers elle. Avons-nous dit Saint-Germain? Biffez! Écrivez: le marquis de Belmare.»

Abelone biffa et écrivit. Mais le comte poursuivit en parlant si vite qu’il devenait impossible de le suivre.

«Il ne pouvait supporter les enfants, cet excellent Belmare, mais, tout petit que j’étais alors, il me prit sur ses genoux, et j’eus l’idée de mordre ses boutons de diamant. Cela lui fit plaisir. Il rit et me leva le menton jusqu’à ce que nous regardassions l’un dans les yeux de l’autre: «Tu as d’excellentes dents, dit-il, tu as des dents vraiment entreprenantes…» Je tâchais cependant de garder le souvenir de ses yeux. J’ai traîné un peu partout depuis lors. J’ai vu toutes sortes d’yeux, tu peux m’en croire; mais je n’en ai pas revu de pareils. Pour ces yeux-là il eût mieux valu que rien n’existât. Ils contenaient tout. As-tu entendu parler de Venise? Bien. Sache donc que ces yeux eussent projeté Venise dans cette chambre, et qu’elle eût été là comme cette table? J’étais assis un jour dans un angle de la pièce et je l’écoutais parler à mon père de la Perse: quelquefois il me semble encore que mes mains en ont gardé l’odeur. Mon père l’estimait, et Son Altesse le landgrave était un peu son élève. Mais il y avait naturellement beaucoup de gens qui lui reprochaient de ne croire au passé que lorsque le passé était en lui. Ils ne pouvaient pas comprendre que ce frusquin n’a de signification que lorsqu’on l’a eu de naissance.

»Les livres sont vides, s’écriait le comte, avec un geste furieux vers les murs, le sang, c’est là ce qui importe, et c’est là ce qu’il faut savoir lire. Le sang de Belmare contenait des histoires singulières et d’étranges images. Il pouvait ouvrir où il voulait, il trouvait partout quelque chose. Aucune page de son sang n’avait été laissée en blanc. Et lorsqu’il s’enfermait de temps en temps pour le feuilleter seul, il arrivait par exemple aux passages sur l’alchimie, sur les pierres et sur les couleurs. Pourquoi toutes ces choses n’y auraient-elles pas figuré? Il faut bien qu’elles figurent quelque part.

»Il eût aisément pu vivre avec une seule vérité, cet homme, s’il avait été seul. Mais il n’était pas facile de vivre seul avec un être tel que sa vérité. D’autre part il n’était pas assez dépourvu de goût pour inviter les gens à l’aller voir lorsqu’il était en compagnie d’elle. Il ne voulait pas qu’elle prêtât à d’inutiles discours. Il était trop oriental pour cela. «Adieu Madame, disait-il très sincèrement, à bientôt. Peut-être dans mille années serons-nous plus forts et moins troublés. Votre beauté s’épanouira encore», disait-il et ce n’était pas là une simple politesse. Puis il s’en allait et créait dehors pour les gens une sorte de jardin des plantes où il acclimatait des espèces de mensonges encore inconnues dans nos parages, et une palmeraie d’exagérations, et une petite figueraie de faux secrets. Alors ils vinrent de toutes parts, et il allait et venait, les chaussures ornées de boucles de diamants, et il n’était là que pour ses invités.

»Une existence superficielle, quoi! Au fond il témoigna quand même d’un cœur chevaleresque à l’égard de sa femme, et il s’est assez bien conservé à mener cette vie-là.»

Depuis quelque temps déjà le vieillard ne s’adressait plus à Abelone qu’il avait oubliée. Il allait et venait comme un fou et jetait des regards provocants à Sten, comme si Sten allait d’un instant à l’autre être transformé en l’objet de sa pensée. Mais Sten ne se transformait pas encore.

«Il faudrait le voir, poursuivait le comte Brahe avec acharnement. Il fut un temps qu’il était très visible bien que dans beaucoup de villes les lettres qu’il recevait ne fussent adressées à personne: l’enveloppe ne portait que le nom de la ville, rien de plus. Et cependant je l’ai vu.

»Il n’était pas beau. Le comte rit avec une sorte de hâte étrange. Ni même ce que les gens appellent: important ou distingué. Il y avait toujours à côté de lui des hommes plus distingués. Il était riche, mais ce n’était de sa part qu’un caprice auquel il ne faudrait pas attacher d’importance. Il était bien conformé, encore que d’autres se tinssent plus droits que lui. Bien entendu je ne pouvais pas juger s’il était spirituel, s’il était ceci ou cela, à quoi l’on met d’ordinaire du prix, – mais il était.» Tremblant, le comte se dressait et faisait un mouvement, comme s’il avait posé dans l’espace un objet qui restât immobile.

À cet instant il s’aperçut de nouveau de la présence d’Abelone.

«Le vois-tu?» l’interpella-t-il sur un ton impérieux. Et soudain il saisit un candélabre en argent et en l’aveuglant il éclaira le visage d’Abelone.

Elle se souvint de l’avoir vu.

Les jours suivants Abelone fut appelée régulièrement, et après cet incident la dictée se continua plus calmement. Le comte reconstituait d’après toutes sortes de manuscrits ses souvenirs les plus anciens sur l’entourage de Bernstorff auprès duquel son père avait joué un certain rôle. Abelone était maintenant si bien habituée aux petites particularités de son travail que quiconque eût vu leur collaboration empressée, eût facilement cru qu’il s’agissait d’une intimité véritable. Un jour qu’Abelone voulait déjà se retirer, le vieux comte marcha vers elle et ce fut comme s’il tenait derrière soi une surprise dans ses mains: «Demain nous écrirons sur Julie Reventlow», dit-il, et l’on vit qu’il éprouvait une jouissance à prononcer ces mots: «Ce fut une sainte».

Sans doute Abelone le regarda-t-elle d’un air incrédule.

«Oui, oui, maintint-il d’une voix impérieuse, il y a encore des saintes, il y a de tout, comtesse Abel.»

Il prit les mains d’Abelone et les écarta comme on ouvre un livre.

«Elle avait des stigmates, dit-il, ici et là», et de son doigt froid il toucha durement et rapidement les deux paumes de la jeune fille.

Abelone ne connaissait pas le mot: stigmates. Nous verrons bien, songea-t-elle. Elle était très impatiente d’entendre parler de la sainte que son père avait encore vue. Mais on ne la rappela ni le lendemain ni plus tard…

«On a souvent parlé chez nous de la comtesse Reventlow», concluait brièvement Abelone, lorsque je la priais de m’en conter davantage. Elle semblait fatiguée. Elle prétendait aussi avoir oublié la plus grande partie de ces événements. «Mais je sens encore quelquefois les deux marques», ajoutait-elle en souriant, et elle ne pouvait s’empêcher de regarder presque avec curiosité ses paumes vides.

*

Avant la mort de mon père déjà, tout s’était transformé. Ulsgaard ne nous appartenait plus. Mon père mourut en ville, dans une maison de rapport où je me trouvais dépaysé, dans une atmosphère presque hostile. J’étais alors déjà à l’étranger, et j’arrivai trop tard. On l’avait mis en bière, entre deux rangées de hauts cierges, dans une chambre qui donnait sur la cour. L’odeur des fleurs était mal intelligible comme trop de voix qui résonnent à la fois. Son beau visage dont on avait fermé les yeux, avait l’expression d’une personne qui se souvient par politesse. Il était vêtu de l’uniforme de capitaine des chasses, mais, je ne sais pourquoi, on lui avait mis le ruban blanc au lieu du bleu. Ses mains n’étaient pas jointes, mais croisées de biais, leur disposition semblait imitée et dépourvue de sens. On m’avait raconté très vite qu’il avait beaucoup souffert: il n’y paraissait plus. Ses traits étaient rangés comme les meubles d’une chambre d’amis que quelqu’un vient de quitter. Il me sembla l’avoir vu mort plusieurs fois déjà, tant tout cela avait un air de connaissance.

28
{"b":"125425","o":1}