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Mais ensuite viennent tout à coup ces singuliers jours d’anniversaires où, dans la sûre et pleine conscience de ce droit acquis, l’on voit les autres devenir incertains. On voudrait se laisser habiller encore comme autrefois, et puis accueillir le reste. Mais à peine est-on éveillé que quelqu’un crie dehors que la tarte n’est pas encore arrivée; ou bien l’on entend qu’un objet se brise, tandis que dans la chambre contiguë ils apprêtaient la table garnie de cadeaux; ou bien quelqu’un entre et laisse la porte ouverte et l’on voit tout, avant que l’on eût dû le voir. C’est l’instant où s’accomplit en vous comme une opération. Un toucher bref et atrocement douloureux. Mais la main qui l’exécute est ferme et exercée. C’est tout de suite fini. Et à peine l’a-t-on surmonté que l’on ne pense déjà plus à soi-même; il s’agit de sauver l’anniversaire, d’observer les autres, de prévenir leurs fautes, de les confirmer dans leur illusion qu’ils s’acquittent de tout admirablement. Ils ne vous rendent pas votre tâche facile. Il apparaît qu’ils sont d’une maladresse sans exemple, presque stupides. Ils trouvent moyen d’entrer avec des paquets quelconques, destinés à d’autres gens. On court à leur rencontre, et l’on doit ensuite faire semblant de tourner simplement dans la chambre, pour se donner du mouvement et sans but précis. Ils veulent vous surprendre et, avec une curiosité et une attente qui ne sont que superficiellement feintes, ils soulèvent la couche intérieure des boîtes de jouets qui ne contenaient que des copeaux; alors il faut les aider à surmonter leur gêne. Ou encore, si c’était un jouet mécanique, ils brisent eux-mêmes le ressort de leur cadeau en le remontant trop. Il est donc bon de s’exercer à temps à pousser au besoin du pied, sans qu’il y paraisse, une souris dont le cran d’arrêt a été dépassé: on réussit souvent ainsi à les tromper et à leur épargner la honte.

Cela d’ailleurs, on y parvenait à souhait, même sans dons particuliers. Du talent, il n’en fallait vraiment que lorsque quelqu’un s’était donné du mal et apportait, débordant d’impatience et de bonhomie joviale, un plaisir – et de loin déjà l’on voyait que ce plaisir n’était bon que pour tout autre que pour vous, que c’était un plaisir tout à fait étranger; on ne savait même pas à qui il aurait pu convenir, tant il était étranger.

*

Que l’on racontât, que l’on racontât vraiment, cela n’a dû arriver que bien avant mon temps. Je n’ai jamais entendu raconter personne. Autrefois, lorsque Abelone me parlait de la jeunesse de maman, il apparut qu’elle ne savait pas raconter. On prétendait que l’ancien comte Brahe avait encore su raconter. Je veux écrire ici ce qu’elle m’en a dit.

Abelone, comme très jeune fille, devait avoir été d’une ample et particulière sensibilité. Les Brahe habitaient alors la ville, dans la Bretgade, et menaient une vie assez mondaine. Lorsque, le soir tard, elle montait dans sa chambre, elle croyait être fatiguée comme les autres. Mais alors, tout à coup, elle sentait la fenêtre, et, si j’ai bien compris, elle pouvait rester debout devant la nuit, des heures durant, en songeant: ceci me regarde. «J’étais là pareille à un prisonnier, disait-elle, et les étoiles étaient la liberté.» Elle ne pouvait s’endormir sans d’abord se faire lourde. L’expression «tomber de sommeil» ne convient pas à cette année de jeune fille. Le sommeil était je ne sais quoi qui montait avec vous, et de temps en temps on avait les yeux ouverts, et l’on était étendu sur une nouvelle surface qui n’était pas encore la plus élevée. Et puis l’on était debout avant le jour; même en hiver, lorsque les autres arrivaient endormis et en retard au petit déjeuner déjà tardif. Le soir, lorsque la nuit tombait, il n’y avait jamais que des lumières pour tous, des lumières communes. Mais ces deux chandelles allumées de très bonne heure dans une obscurité toute nouvelle, avec quoi tout recommençait, celles-ci vous appartenaient. Elles étaient plantées dans le chandelier bas à deux branches et semblaient brûler tranquillement, paraissant à travers les petits abat-jour de tulle ovales, où des roses étaient peintes et qu’il fallait de temps à autre faire glisser plus bas. Cette nécessité n’avait rien de gênant. D’abord on n’était nullement pressé, et puis il arrivait toujours de nouveau qu’on dût lever les yeux et réfléchir tandis qu’on écrivait une lettre, ou quelque page de ce journal qui avait commencé jadis avec une écriture tout autre, appliquée et belle.

Le comte Brahe vivait très à l’écart de ses filles. Il tenait pour illusion qu’on prétendît partager la vie de quelqu’un. («Oui, oui, partager», disait-il.) Mais il ne lui déplaisait pas que les gens lui parlassent de temps en temps de ses filles. Il écoutait avec attention, comme si elles avaient habité une autre ville.

On fut donc très surpris qu’un jour, après le petit déjeuner, il fît signe à Abelone d’approcher.

«Nous avons les mêmes habitudes, il me semble. J’écris aussi de très bonne heure. Tu peux m’aider…»

Abelone s’en souvenait encore comme si c’était de hier.

Dès le lendemain matin elle fut introduite dans le cabinet de travail de son père dont on croyait l’accès interdit. Elle n’eut pas le temps de poser son regard sur tout ce qui l’entourait, car on l’assit aussitôt en face du comte, devant le bureau qui lui apparut comme une vaste plaine, où les livres et les dossiers figuraient des villages.

Le comte dicta. Ceux qui affirmaient que le comte Brahe écrivait ses mémoires n’avaient pas tout à fait tort. Mais il ne s’agissait ni des souvenirs politiques, ni des souvenirs militaires qu’on attendait de lui avec impatience. «J’oublie ces choses-là», répondait brièvement le vieillard lorsqu’on l’interrogeait sur de tels faits. Ce qu’il ne voulait pas oublier, c’était son enfance. Il y était particulièrement attaché. Il lui semblait normal que ces temps très éloignés prissent à présent le dessus en lui, et que, lorsqu’il dirigeait son regard en dedans de soi, ils fussent là, comme dans une claire nuit d’été des pays du nord, extasiée et sans sommeil.

Quelquefois il sursautait et parlait contre les chandelles dont les flammes vacillaient. Ou bien il fallait de nouveau biffer des phrases entières, et ensuite il allait et venait avec véhémence dans la pièce, et les pans de sa grande robe de chambre en soie vert Nil flottaient dans son sillage. Pendant que tout cela se déroulait, une autre personne était encore présente: Sten, le vieux valet de chambre jutlandais du comte, dont le devoir était, lorsque mon grand-père se levait en sursaut, de vite poser ses mains sur les feuillets détachés, qui couverts de notes, étaient répandus sur la table. Son Altesse se figurait que le papier d’aujourd’hui ne valait plus rien, qu’il était trop léger et s’envolait au moindre souffle. Et Sten, qu’on ne voyait qu’à mi-corps, partageait cette méfiance, et semblait en quelque sorte, accroupi sur les paumes de ses mains, aveugle au jour et grave comme un oiseau de nuit.

Ce Sten passait ses après-midi de dimanche à lire Swedenborg, et personne de la domesticité n’osait entrer dans sa chambre parce qu’on prétendait qu’il évoquait des esprits. La famille de Sten avait toujours entretenu des rapports avec les esprits, et Sten paraissait tout particulièrement prédestiné à cultiver ce genre de relations. Une vision était apparue à sa mère, la nuit qu’elle accoucha de lui. Il avait de grands yeux ronds, et l’autre extrémité de son regard semblait se fixer toujours derrière la personne qu’il considérait. Le père d’Abelone s’informait souvent des esprits, de même qu’on a coutume d’interroger quelqu’un sur la santé de ses familiers: «Viennent-ils au moins, Sten? demandait-il avec bienveillance, allons tant mieux, tant mieux!»

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