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Ce voisin officieux n'approuva pas ces clameurs; mais, ne pouvant s'empêcher de croire quelque chose de ce qu'elle avait supposé, il entra dans ses intérêts et disposa aisément Rodéric à la paix, de peur du scandale, qu'il craignait, et qui aurait infailliblement suivi une aventure aussi surprenante.

Honorie ne fut pas si traitable ni si timide; elle aimait à scandaliser son mari et à le traduire en ridicule; elle en vint à bout, et dans peu de temps tout le quartier se divertit de cette querelle, plaignant la femme, qu'on supposait avoir été battue, et blâmant Rodéric d'avoir osé la frapper.

Il y eut pourtant enfin quelque réconciliation, et Rodéric, agissant de bonne foi, en usa selon sa coutume, c'est-à-dire comme le meilleur mari du monde, souffrant tout et ne disant rien. Cette méchante femme en abusa plus que jamais, et résolut de s'enrichir avec ses parents aux dépens du bon homme.

Elle commença par lui enlever toutes ses pierreries et sa vaisselle d'argent; après cela elle divertit ses meubles les plus précieux, dont il ne savait ni le nombre ni l'importance; et enfin, le flattant pour le mieux tromper, elle lui inspira de fournir à deux de ses frères les moyens d'entreprendre un grand commerce sur mer, lequel n'est pas défendu à la noblesse de Florence; elle lui fit entendre qu'il serait cause de leur fortune, et qu'il augmenterait en même temps la sienne, puisqu'il aurait part au profit. Elle l'obligea encore à fournir à ses sœurs de quoi les marier, alléguant que son père, qui n'avait pas trop de bien, ne pouvait pas se résoudre à les doter durant sa vie, de crainte de manquer des choses nécessaires à sa subsistance; mais que Rodéric trouverait après sa mort de quoi se dédommager avantageusement de ses avances, et que ce n'était qu'un argent prêté, qui serait fidèlement rendu.

Les deux frères furent pareillement mis en état de trafiquer sur mer; il leur équipa à chacun un vaisseau, et chargea sur l'un et sur l'autre de riches marchandises: le premier fut dépêché au Levant, et l'autre vers le Ponent [1], et ce fut là principalement que la meilleure partie de son bien fut employée.

Cependant Honorie ne rabattait rien de son orgueil et de sa vanité ordinaires; elle changeait de meubles et d'habits plus de douze fois l'année; ce n'était que festins et que régals chez lui, mais particulièrement au temps du carnaval, et aux fêtes qu'on célèbre à Florence en l'honneur de saint Jean-Baptiste, lorsque tout le monde, et surtout les gens de qualité et les riches, font des dépenses considérables à régaler leurs amis. Honorie voulait surpasser tous les autres en magnificence, et par conséquent en dépense, ce qui le consuma peu à peu; mais il aurait trouvé en cela moins d'amertume s'il avait pu avoir une paix domestique et attendre en repos le temps de sa décadence, ce que Honorie lui refusa toujours, devenant de plus en plus insupportable et intraitable.

Il passa ainsi environ une année, à la fin de laquelle, se trouvant n'avoir de reste de ses cent mille écus que la seule espérance du retour des vaisseaux qu'il avait envoyés sur les deux mers, il fut réduit à prendre de l'argent à intérêt sur son crédit, qui était grand, pour soutenir son train et sa dépense; et il tarda peu à faire remarquer qu'il empruntait, et qu'il était endetté, par l'emploi qu'il donnait tout à la fois à plusieurs gens de change afin de lui trouver de l'argent. Il commençait à perdre son crédit, lorsqu'un jour il lui vint des nouvelles sûres que l'un des frères de son honnête épouse avait joué et perdu toute la valeur de son vaisseau, et que l'autre, revenant de son voyage avec un vaisseau richement chargé sans l'avoir fait assurer, avait péri avec tout son bien par son naufrage. Ces malheureuses nouvelles ne furent pas plutôt sues, que les créanciers de Rodéric s'assemblèrent pour veiller à leurs intérêts; et, ne doutant point qu'il ne fît banqueroute, ils convinrent qu'il fallait l'observer pour empêcher qu'il ne prît la fuite, n'osant encore l'arrêter, parce que le terme de leur payement n'était pas encore venu. Rodéric, d'autre part, ne trouvant point de remède à ses malheurs, et pensant à l'engagement qu'il avait pris de demeurer dix ans sur la terre, se désespérait presque à voir seulement de loin la figure qu'il allait faire durant un si long temps, accompagné de la pauvreté, de l'infamie, et d'une femme encore pire que l'une et l'autre. Il résolut enfin de prendre la fuite, et un jour, de grand matin, étant monté à cheval, comme il faisait quelquefois, et sa maison étant près de la porte Prado, il sortit de la ville par cette porte. Ses créanciers en furent bientôt avertis, et, ayant sur-le-champ recouru aux magistrats pour avoir permission de le poursuivre et de le ramener, ils coururent après, la plupart n'ayant pas eu le temps de monter à cheval. Rodéric n'avait pas fait encore une lieue, lorsque d'une éminence il aperçut le monde qui venait après lui; il se crut, dès lors, perdu s'il suivait le grand chemin: il résolut donc de le quitter, et de cacher sa fuite au travers des campagnes; mais, comme le terrain était coupé par plusieurs fossés que son cheval n'aurait pu franchir, il le quitta, et, s'étant mis à pied, il s'écarta dans les vignes et en d'autres endroits couverts; et, après un assez long chemin, sans être aperçu de ses créanciers, il arriva enfin dans la maison de Jean Mathieu de Brica, au-dessus de Pertole, qu'il trouva heureusement dans sa cour. Ce Jean Mathieu était fermier de Jean Delbène, Florentin; il donnait à manger à ses bœufs, qui revenaient du labourage. Rodéric lui demanda retraite, disant qu'il était poursuivi par ses ennemis, qui voulaient le faire mourir en prison; mais que, s'il voulait lui aider à sauver sa vie et sa liberté, il le ferait riche pour jamais, et que devant que quitter sa maison il en aurait des preuves certaines; et que, s'il y manquait, il consentait que Jean Mathieu lui-même le livrât à ceux qui le poursuivaient. Quoique Jean Mathieu ne fût qu'un paysan, c'était pourtant un homme de résolution et de bon sens, qui, voyant qu'il n'y avait rien à perdre ni à risquer à sauver Rodéric, lui promit de le mettre à l'abri de tous dangers. Il le fit cacher sous un tas de fagots qui était devant sa maison, et le couvrit encore de paille, de cannes et d'autres matières combustibles qu'il avait ramassées pour l'usage de sa cuisine. À peine l'eut-il caché, que ceux qui le poursuivaient parurent, qui, n'ayant pu obtenir de Jean Mathieu, ni par menaces ni par caresses, de dire seulement qu'il l'avait vu, passèrent outre; et, l'ayant inutilement cherché partout, six lieues à la ronde, ce jour-là et le lendemain, ils retournèrent à Florence.

Alors Jean Mathieu retira Rodéric du lieu où il était si bien caché, et l'ayant sommé de sa parole: «Mon frère, lui dit Rodéric, je vous ai une obligation à laquelle je dois satisfaire, et le veux ainsi de tout mon cœur; mais, afin que vous en soyez persuadé, et que j'aie le pouvoir de m'acquitter de ma promesse, je veux vous dire qui je suis.» Et pour lors il lui raconta son histoire, lui dit les lois qu'on lui avait imposées au sortir de l'enfer, lui parla de son mariage, et n'oublia rien de ce que nous venons de dire; il lui dit aussi par quel moyen il voulait l'enrichir, et le voici en peu de mots: «Toutes les fois que vous apprendrez qu'il y aura quelque femme ou fille possédée, en quelque pays que ce soit, soyez sûr, lui dit-il, que c'est moi qui la posséderai, et qui me serai rendu le maître de son corps, duquel je ne sortirai point que vous ne veniez pour m'en chasser; et comme vous rendrez par là un service très-considérable à la possédée et à ses parents, vous en tirerez tout ce que vous voudrez, soit en argent, soit en autres choses de valeur.» Jean Mathieu fut content de la proposition, et, Rodéric s'étant retiré, il arriva peu de jours après que la fille d'Ambroise Amédée, mariée à Bonalde Tébaluci, tous deux habitants de Florence, parut avoir tous les accidents d'une démoniaque. Son mari et ses parents eurent d'abord recours aux remèdes ordinaires, même aux exorcismes; mais tout cela ne profita point, et afin que nul ne pût douter que ce ne fût une véritable obsession du démon, cette femme parlait latin et toutes les autres langues; elle traitait avec facilité des plus hauts points de la philosophie, et découvrit à plusieurs leurs péchés les plus cachés, et entre autres à un soldat qui avait gardé chez soi quatre ans durant une concubine vêtue en homme, ce qui étonnait tout le monde.

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