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FIN.

LE DÉMON MARIÉ

Présentation

Le conte qui suit parut pour la première fois, en italien, à Rome, en 1545 dans un recueil intitulé Rime et prose, publié par Giov. Brevio. Bien qu'on l'ait quelquefois attribué à l'éditeur de ce recueil, il paraît certain que Machiavel en est l'auteur. Il fut traduit en français par Tanneguy Lefebvre, qui le fit imprimer à Saumur, en 1664, in-12, sous le titre de Mariage de Belfégor, à la suite de ses Vies des Poètes grecs. Cette traduction, qui a été réimprimée en 1748, sous le titre qu'elle porte ici, est celle que nous reproduisons.

Nous croyons inutile de rappeler que ce conte a été mis en vers par La Fontaine.

Le démon marié

On trouve parmi les anciennes annales de Florence une histoire à laquelle on a d'abord assez de peine à ajouter foi; mais les circonstances en sont si notables et si pressantes, que l'esprit est enfin contraint de s'y rendre, car les personnes et les familles y sont nommées, et quelques-unes sont encore présentement si considérables, qu'on n'aurait pas osé les comprendre en cette relation, si elle n'était fort authentique; et l'histoire en serait périe avec le temps si la vérité ne l'avait défendue contre l'oubli. Un homme de probité de cette ville-là (je ne feindrai point de dire que c'est le fameux Machiavel) en a laissé des mémoires qu'il dit avoir reçus de Rodéric même, qui est le héros de la pièce.

Il dit donc que du temps que Florence était une république, une infinité de gens allaient en enfer pour être morts en péché mortel, et qu'à leur entrée dans ce malheureux séjour, presque tous se plaignaient qu'ils n'étaient tombés en ce malheur que pour avoir épousé des femmes insupportables; que les juges infernaux en étaient fort étonnés, et qu'ils ne pouvaient qu'à peine croire que la malignité des femmes fût si grande et que l'accusation en fût véritable. Mais comme depuis longtemps on ne leur disait autre chose, et que presque tous les damnés s'accordaient dans cette accusation, ils en firent leur rapport à Lucifer, qui jugea que la chose était digne d'en faire information; il voulut être éclairci de la vérité, et pour cet effet, ayant sur-le-champ assemblé son conseil, il leur dit ces paroles:

«Messieurs, encore que ma puissance soit absolue et arbitraire dans ce royaume sombre, et que je ne sois obligé par aucune loi ni coutume de prendre sur mes affaires l'avis de personne, néanmoins, comme il y a plus de sagesse à prendre conseil qu'à le négliger, je vous ai fait venir pour prendre vos sentiments sur une chose que je trouve très-importante, et qui pourrait procurer quelque blâme à mon gouvernement si je la laissais passer sans en découvrir la vérité. Tous les hommes qui viennent ici ne se plaignent que de leurs femmes; ils les accusent constamment d'être la seule cause de leur perte. Cela me paraît impossible; mais pourtant je crains, d'une part, de passer pour ridicule en accordant ma créance à ce rapport, et, d'autre part, d'être blâmé de négligence si je ne m'en informe à fond et diligemment. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez que je doive faire en cette occasion.»

La chose parut à tous de conséquence, et ils convinrent d'abord qu'il fallait par tous moyens découvrir si les plaintes des hommes mécontents de leurs mariages étaient fondées sur la vérité; mais ils ne furent pas d'accord sur les mesures qu'il fallait prendre pour n'y être pas trompé. Les uns opinèrent qu'il fallait envoyer sur la terre un démon en forme humaine, qui connût par lui-même du fait pour en faire ensuite son rapport; les autres disaient qu'on pourrait savoir la chose sans se mettre si fort en frais, et qu'il n'y avait qu'à redoubler la torture à plusieurs âmes de différentes espèces, pour leur faire avouer la vérité. Cet avis trop cruel fut rejeté, parce qu'on assura que les tourments étaient une mauvaise voie pour savoir la vérité, et qu'au contraire ils faisaient toujours mentir: ceux qui ne pouvaient les souffrir, pour s'en délivrer, et ceux qui étaient assez forts pour les endurer, par la gloire qui flattait leur orgueil d'avoir résisté aux plus rudes peines; mais on ajouta que, s'il s'agissait de tirer de l'âme d'une femme damnée la vérité par force de tourments, on y perdrait sa peine, vu que son obstination à résister à son devoir, étant déjà invincible durant sa vie, se trouverait encore confirmée et endurcie en enfer. C'est pourquoi il fut résolu, à la pluralité des voix, qu'on députerait un de la troupe en l'autre monde, pour y voir de ses propres yeux la vérité de ce qui s'y passait.

Mais personne ne s'offrant pour cet emploi, on tira au sort, et il tomba sur Belfégor, l'un des principaux ministres de cette cour, et qui, d'archange avant sa chute du ciel, était devenu archidiable. Il ne prit cette commission qu'à regret; mais il fut contraint d'obéir, et s'engagea à pratiquer et faire exactement tout ce qui avait été résolu dans le conseil. Il avait été ordonné que celui qui serait député recevrait du trésor cent mille ducats pour aller sur la terre en forme humaine, et qu'étant là il prendrait une femme, avec laquelle il serait obligé de tenir ménage durant dix ans, au bout desquels, feignant de mourir, il abandonnerait son corps et viendrait rendre compte à ses supérieurs de l'expérience qu'il aurait faite des fatigues et des peines du mariage. On lui déclara encore que pendant tout ce temps il serait soumis à toutes les disgrâces, à toutes les passions et à toutes les faiblesses d'esprit auxquelles les mortels sont sujets, même à l'ignorance, à la pauvreté et à la perte de la liberté, à moins qu'il ne s'en sût défendre par la force ou par adresse. Belfégor vint en ce monde ayant accepté ces conditions et reçu l'argent, et s'étant promptement mis en équipage, il arriva à Florence avec une suite magnifique. Il y fut reçu avec beaucoup de courtoisie, et il y établit son domicile par préférence à toutes les autres villes de la terre, comme celle qu'il jugea plus propre à faire valoir son argent et où l'usure se pratique le mieux. Il se fit appeler Rodéric de Castille, et se logea près du bourg de Tous les Saints; et afin qu'on ne s'arrêtât pas à s'informer plus amplement de sa qualité, il déclara qu'il était Espagnol, d'une naissance assez médiocre; mais qu'ayant voyagé en Syrie, il avait négocié dans la ville d'Alep, où il avait gagné tout son bien, et que, s'étant voulu retirer, il était venu en Italie, résolu de s'y établir et de s'y marier, comme étant un pays plus poli que l'Asie et plus conforme à son humeur. Comme il s'était fait un corps à sa manière, il était beau et de bonne mine; il paraissait être à la fleur de son âge; et ayant dans peu de jours fait connaissance avec les principaux de la ville et fait montre de ses richesses et de sa libéralité, témoignant à tout le monde une extrême honnêteté et une grande douceur, plusieurs des nobles qui avaient peu de biens et beaucoup d'enfants s'empressèrent de le caresser et de rechercher son alliance; mais il préféra à toutes les autres femmes Honorie, fille d'Améric Donati, une des plus belles de Florence, et qu'il crut mieux lui convenir.

Le seigneur Donati était sans doute d'une très-noble famille, et fort considéré dans sa ville; mais, ayant encore trois autres filles, aussi prêtes à marier que leur aînée, et trois fils hommes faits, on peut dire qu'il était très-pauvre par rapport à sa qualité et au rang qu'il était obligé de tenir, et par sa nombreuse famille.

Rodéric n'oublia rien pour rendre ses noces pompeuses et magnifiques; tout y fut éclatant et splendide, et la fête en fut très-galante; et comme, suivant la loi à lui imposée, il devait être sujet à toutes les passions des hommes, il eut l'ambition de rechercher les honneurs et les applaudissements publics. Il était avide de louanges; il aimait le faste, et cette passion lui fit faire de grandes dépenses. D'autre part, il prit tant d'amour pour Honorie, qu'il ne pouvait vivre sans elle, et s'il la voyait triste ou mécontente, c'était assez pour le désespérer. Elle avait porté dans la maison de son mari, avec sa noblesse et sa beauté, un orgueil si insolent, que celui de Lucifer même n'était rien en comparaison; et Rodéric, qui avait éprouvé l'un et l'autre, trouvait que celui de sa femme l'emportait de beaucoup; mais cet orgueil alla bien plus loin quand elle s'aperçut que Rodéric l'aimait éperdument: elle se mit en tête de le gouverner absolument, et de se donner une autorité sans mesure; elle lui commandait donc de faire les choses les plus difficiles, ou de s'abstenir des plus agréables; et sans avoir ni compassion ni respect pour lui, s'il s'avisait de lui refuser quoi que ce fût, elle l'accablait d'injures et d'outrages, à quoi elle joignait un mépris si déclaré que le pauvre diable en mourait de chagrin.

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