« Eh bien ! monsieur, vous sentez-vous mieux actuellement ? »
Clément était stupéfait.
« Mais, comment est-ce que je me trouve ici ? s'écria-t-il.
– Comme je rentrais, répliqua l'ecclésiastique d'une voix pleine de sensibilité, vous gisiez à terre contre la porte, et je me suis permis de vous faire transporter en cet endroit pour vous y donner des soins. »
C'était bien le moins que Clément se montrât aimable envers un homme qui lui avait épargné l'ennui d'être ramassé dans la rue et probablement transporté dans un poste. Il répondit donc avec assez de politesse aux questions du prêtre sur la position qu'il occupait dans le monde. Il avoua qu'il était homme de lettres par nécessité ; puis, qu'il eût de préférence étudié les sciences naturelles, s'il lui eût été permis de suivre ses goûts. Il se trouvait que l'abbé s'était jadis occupé discrètement de physique et d'entomologie. De cette sympathie pour les mêmes choses dont ils parlèrent en courant, il résulta bientôt entre eux de l'aisance et une certaine intimité. Clément, avec une franchise qui frisait la brutalité, ne lui en déclara pas moins qu'il ne croyait à rien et qu'il était bien près de penser que la grande majorité des prêtres ne croyait pas à grand'chose. L'abbé ne sut que sourire à ces aveux. Il ne s'en cachait pas, Clément lui plaisait beaucoup, et il assurait qu'il serait très-heureux de le revoir.
« Il se peut, dit-il de l'air le plus riant, qu'au milieu de votre vie un peu aventureuse, vous ayez besoin, à un moment donné, d'un conseil, et, qui sait ? peut-être aussi d'une recommandation. Souvenez-vous alors que j'ai quelque crédit et venez mettre mon amitié à l'épreuve. »
Il dit encore :
« Tout en regrettant que votre belle intelligence se noie dans des futilités, n'allez pas croire que j'agisse dans des vues d'intérêt et que je me propose sournoisement de vous persécuter avec des sermons. Vous n'aurez jamais à craindre auprès de moi rien de semblable. »
Clément, pour la forme, prit le nom du prêtre. Il n'avait pas éprouvé, à le voir, ces élans de mépris et de haine qu'une soutane manquait rarement de soulever dans sa poitrine. Cependant, il ne l'eut pas plus tôt quitté, qu'il n'y pensa plus.
Mais au moment d'attenter à sa vie, à l'heure où il cherchait quelque chose à quoi s'accrocher, il était naturel qu'il se souvînt de ce prêtre et de ses offres de service. À tout hasard, il résolut de l'aller voir. Sans fonder grand espoir sur cette démarche, il songeait qu'au cas où elle ne produirait rien, elle n'ajouterait non plus rien au mal. Au préalable, il concerta avec lui-même un plan de conduite et se décida à jouer une audacieuse comédie. Ce qui n'est point rare, d'une visite répugnante d'où il attendait peu de chose, il retira les plus grands avantages. L'abbé Frépillon le reconnut sur-le-champ et lui fit le plus grand accueil.
« Je crains bien, lui dit Clément tout d'abord, que le dénûment où je me trouve ne vous fasse suspecter la sincérité de mes déclarations. »
À la suite des dénégations obligeantes du prêtre, il lui confessa qu'il avait horreur de sa vie passée. Cette horreur était telle, qu'il avait été sur le point d'en finir avec l'existence. Le souvenir de l'abbé l'avait retenu.
– » Je ne vous cache pas, continua-t-il, qu'à votre égard je ne suis qu'un noyé qui s'attache à une branche quelconque. Il ne fallait rien moins que ma passion de vivre pour me rappeler votre nom et le désir que vous avez exprimé de m'être utile. Je ne viens donc vous imposer quoi que ce soit. Je vous ferai seulement remarquer que la conversion éclatante d'un débauché de ma sorte pourrait être d'un bon exemple. »
Le digne prêtre répliqua qu'il l'eût obligé quand même ; que, néanmoins, il était heureux de le voir dans ce train d'idées. Clément lui dépeignit catégoriquement sa misère. L'abbé s'empressa de dire :
« Je partagerai de grand cœur avec vous ce que je possède. Je voudrais être plus riche. Mais je m'engage à ne pas me reposer que je ne vous aie trouvé des protections efficaces. Je serais bien surpris si je ne vous avais bientôt casé convenablement. »
Après un petit sermon fort doux, qui roulait sur la persévérance, et dont la conclusion était qu'il fallait se confesser le plus promptement possible, il lui remit soixante francs et le congédia en l'invitant à revenir dans quelques jours. Clément s'en alla ressaisi par l'espérance. Il avait rencontré un homme naïf et réellement charitable, dont la crédulité était facile à exploiter. Selon ses propres expressions : « Malgré sa soutane, l'abbé Frépillon était un brave homme, un imbécile. »
Clément, en homme habile, s'était gardé d'omettre qu'il vivait avec une femme à laquelle il était fort attaché et qu'il s'agissait d'une double conversion. Peu après, l'abbé Frépillon lui remit un nouveau secours en argent et lui annonça qu'il l'avait chaudement recommandé à divers personnages, notamment au duc de L… et au président de la société de Saint-François-Régis.
Pendant ce temps-là, Rosalie et Clément, se faisant violence, le mépris et le dégoût au cœur, ce sont les termes de Clément, s'agenouillaient dans un confessionnal, recevaient l'absolution et communiaient. Ils suivaient régulièrement les offices, choisissaient à l'église les places les mieux éclairées et s'y faisaient remarquer par une attitude humble et repentante. Ils ne tardèrent pas à toucher la monnaie de leur hypocrisie. Leur confesseur commun les pressa bientôt de régulariser leur position en faisant sanctifier leur commerce par l'Église, et leur insinua même qu'on n'attendait que cet acte de soumission pour assurer leur avenir. Ils consentirent volontiers à un mariage qui était déjà dans leur pensée. La société de Saint-François-Régis, fondée en prévision du pauvre qui consent à faire sa femme de sa maîtresse, leur vint en aide comme elle fait pour d'honnêtes ouvriers. Elle se chargea naturellement de tous les frais, et leur fournit en outre, par une faveur spéciale, du linge, des habits, quelques avances en argent et un mobilier modeste. Ce n'est pas tout. Clément n'était pas marié depuis huit jours, qu'il reçut une lettre par laquelle le président de cette même société l'avertissait qu'il était chargé de lui offrir, en attendant mieux, une petite place actuellement vacante dans les bureaux de l'administration. Clément accepta. La persistance avec laquelle il soutint son rôle lui valut de nouvelles faveurs. Il lui fut permis dès lors d'espérer, sinon la fortune, du moins, prochainement, une aisance convenable. Tous ces faits étaient consignés scrupuleusement sur son journal qu'il comptait léguer, en cas de mort, à son ami Max qui pourrait y puiser les éléments d'un roman curieux…
Clément avouait encore que le fait seul de se démasquer en présence d'un ami lui procurait un bonheur qui approchait de la volupté. Il était capable de tout, et, cependant, mentir lui causait un supplice presque intolérable. Son mépris pour les croyances qu'on lui attribuait ne pouvait se comparer qu'à l'horreur secrète avec laquelle il se prêtait à des cérémonies qu'il jugeait ridicules. À présent au moins, au cas où son assiduité dans les églises s'ébruiterait, il se consolerait en songeant qu'il n'était plus seul à apprécier la valeur de sa conversion dérisoire.
« Mais, dit-il tout à coup, ce n'est pas là où j'en voulais venir. »
Chapitre 6. Son portrait en pied
Il prit en cet endroit un ton plus décidé.
« Tu es convaincu, toi, fit-il, que nous naissons avec le sentiment du bien et du mal, qu'il est un Dieu, une Providence ; tu es la proie, en un mot, de toutes ces inepties hyperphysiques à l'aide desquelles on exploite les niais. Que ne puis-je t'arracher de désastreuses illusions et te soustraire du nombre des dupes ! Regarde-moi ! c'est ma jouissance et mon orgueil : outre que je suis une négation vivante, agissante et prospère de ces croyances et de ces préjugés, fut-il jamais exemple plus éclatant du triomphe de l'ignominie habile sur ce qu'on appelle honnêteté, droiture, vertu ?… »