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Comment? On ne pourra plus vivre, après cela, dans son coin tranquille, quel que soit ce coin d'ailleurs. Plus permis de vivre sans troubler l'eau de son voisin, selon le proverbe, sans faire de mal à personne, craignant Dieu et veillant sur soi-même, afin qu'on ne me touche pas non plus, afin qu'on ne pénètre pas dans mon réduit pour fourrer le nez dans ma vie intime: savoir quel est mon petit train d'existence domestique, si je possède, par exemple, un bon gilet, si j'ai tout ce qu'il faut en fait de linge de corps, si j'ai des souliers et s'ils sont convenablement ressemelés; si je mange à ma faim et comment je me nourris et ce que je bois, et quels sont les documents que je copie? Quel mal y a-t-il donc, ma petite mère, à ce que je traverse parfois la chaussée sur la pointe des pieds, là où elle est mal pavée, afin de ne pas user mes chaussures? Quel besoin a-t-on donc d'écrire de son prochain qu'il lui arrive de connaître des jours de misère et de ne pas prendre de thé? Comme s'il était indispensable que tout le monde boive du thé! Est-ce que je regarde, moi, dans la bouche de chacun, pour savoir ce qu'il se met dans le ventre? Envers qui donc me suis-je comporté ainsi, qui ai-je offensé de cette façon? Non, ma petite mère, c'est mal de blesser un homme quand il ne nous a rien fait. Tenez, Varvara Alexéievna, pour prendre un exemple: On remplit sa tâche chaque jour avec zèle, avec dévouement, et les chefs sont contents, ils nous respectent (quoi qu'ils puissent dire, ils nous respectent, c'est certain) et voici que quelqu'un se met à écrire, à ma barbe pour ainsi dire, un pamphlet, une pasquinade sur moi, sans aucun motif visible, sans que je lui en aie donné prétexte le moins du monde. Certes, il peut m'arriver, à moi aussi, de me faire un vêtement neuf ou d'acheter des chaussures, et de m'en réjouir au point de ne pas en dormir une nuit, de m'en réjouir, car c'est vraiment si agréable de mettre son pied dans une chaussure élégante et neuve, c'est de la volupté. C'est un sentiment que j'ai éprouvé, je l'avoue, et la description est exacte sur ce point. Je m'étonne pourtant, que Fédor Fiodorovitch, notre chef, ait laissé passer par mégarde ce livre où il est après tout pris à partie également. C'est vrai que c'est encore un jeune fonctionnaire et qu'il aime, à l'occasion, élever la voix. Et pourquoi donc ne crierait-il pas un peu? Pourquoi n'admonesterait-il pas vertement l'un de nous quand cela devient nécessaire? J'admets qu'il lui arrive de s'emporter comme ça, sans raison apparente. C'est indispensable pour le bon ton, pour l'éducation morale des gens. Il leur faut inspirer un respect salutaire. Car – je le dis entre nous, Varinka – nous autres, on ne fait rien de bon sans crainte. Chacun ne songe qu'à ses avantages, à son avancement, voudrait être inscrit ici, cité là, et quant au travail, on cherche à s'en décharger le plus possible. Étant donné, d'autre part, que tous les fonctionnaires n'ont pas le même rang, qu'il en est de plus élevés que d'autres, il est naturel que le ton de la rodomontade doive varier de l'un à l'autre, selon le rang de chacun, c'est dans l'ordre des choses. C'est ainsi que ce monde est construit, ma petite mère. La vie sociale repose sur les allures d'autorité que nous affichons les uns envers les autres et sur la façon dont nous nous admonestons réciproquement. Sans ces précautions, le monde ne pourrait pas exister, et il n'y aurait d'ordre nulle part. Je m'étonne donc sincèrement que Fédor Fiodorovitch ait pu laisser passer par inadvertance un pamphlet aussi blessant.

Et quel diable l'a donc poussé à écrire, cet auteur? À quoi cela sert-il, je vous le demande? L'un des lecteurs va-t-il, par hasard, m'envoyer un manteau neuf après avoir lu ce récit? M'achètera-t-il peut-être de nouvelles chaussures? Non, Varinka, les gens liront l'histoire et voudront simplement en connaître la suite. On se cache de son mieux, on se fait petit, on s'efforce de passer inaperçu, on craint parfois de mettre le nez dehors, parce qu'on n'aime pas les jugements d'autrui, parce qu'on a peur d'être tourné en ridicule pour un rien, et voilà que toute notre vie civique ou familiale se trouve étalée sans vergogne dans la littérature. Tout y est imprimé, dévoilé, jugé et ridiculisé! On n'osera plus sortir dans la rue maintenant, car tout y est décrit avec tant d'exactitude qu'on reconnaîtra notre homme à sa démarche déjà. Passe encore si l'auteur avait racheté son œuvre en l'atténuant vers la fin, en ajoutant quelque chose pour adoucir son histoire. À l'endroit, par exemple, où on a bombardé le malheureux avec des paperasses, l'auteur aurait pu dire que cet homme avait été vertueux, qu'il fut un bon citoyen, et qu'il ne méritait pas d'être traité de cette façon par ses collègues, car il avait toujours respecté les gens plus âgés que lui (ici, l'auteur aurait pu glisser un exemple édifiant), qu'il n'avait fait de mal à personne, qu'il crut en Dieu et qu'il mourut (si l'auteur tient absolument à le faire mourir) pleuré et regretté de tous. Mieux aurait encore valu ne pas le laisser mourir, ce malheureux, mais faire en sorte qu'on retrouve son manteau ou que Fédor Fiodorovitch – mais non, qu'est-ce que je dis! – que le général, ayant appris les vertus de ce subalterne, le fît venir dans son bureau pour lui annoncer une promotion en grade et lui accorder un bon traitement. De cette façon, tout aurait été sauvé, voyez-vous: les méchants auraient été punis, et la vertu se serait trouvé récompensée. Quant aux vilains collègues de chancellerie, ils en auraient été pour leurs frais et seraient demeurés gros Jean comme devant. Moi, par exemple, j'aurais terminé l'histoire de cette manière. Qu'y a-t-il de bon dans ce récit, qu'y a-t-il d'extraordinaire? L'auteur n'a fait que raconter un fait divers banal, il a fourni un exemple emprunté à la vie quotidienne. Comment avez-vous pu songer, ma très chère, à m'envoyer un livre pareil? C'est un ouvrage malintentionné, Varinka. Et puis, c'est une histoire invraisemblable, car des fonctionnaires de ce genre, cela n'existe pas. Non, non, je me plaindrai aux autorités, Varinka, je me plaindrai, c'est décidé.

Votre serviteur dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

* * * * *

27 juillet.

Cher Monsieur Makar Alexéievitch!

Les derniers événements, ainsi que vos lettres, m'ont effrayée, m'ont stupéfaite et consternée, mais j'ai fini par tout comprendre en apprenant ce que Fédora m'a rapporté. Pourquoi donc avez-vous désespéré à ce point, pourquoi vous êtes-vous jeté soudain dans l'abîme où vous vous débattez maintenant, dites-le moi, Makar Alexéievitch! Vos explications ne m'ont nullement satisfaite. N'avais-je pas eu raison, reconnaissez-le, d'insister pour accepter l'emploi avantageux qu'on m'offrait? En outre, ma dernière aventure commence à m'inquiéter pour de bon. L'amour que vous me portiez, me dites-vous, vous obligeait à vous cacher de moi. Je n'avais pas été sans songer, certes, que je vous devais beaucoup au temps encore où vous m'assuriez ne dépenser pour moi que quelques économies, mises en réserve en banque à toute éventualité. Mais je sais aujourd'hui que vous ne disposiez d'aucune réserve, qu'ayant été informé, par hasard, de ma misère, vous vous en êtes ému et avez décidé de m'aider en dépensant l'argent de votre traitement que vous vous étiez fait verser d'avance pour plusieurs mois. Je sais que vous êtes allé ensuite jusqu'à vendre votre habit lorsque je suis tombée malade, et la découverte de la vérité m'a mise dans une situation si pénible, que je me demande maintenant comment je puis accepter tout cela et ce qu'il convient d'en penser. Oh! Makar Alexéievitch, pourquoi ne vous en êtes-vous pas tenu à vos premiers bienfaits, inspirés uniquement par la compassion et les sentiments de parenté, au lieu de dépenser l'argent pour des choses inutiles, ainsi que vous l'avez fait par la suite! Vous avez trahi notre amitié, Makar Alexéievitch, en n'étant pas franc envers moi. Aujourd'hui où je constate que vos derniers kopecks ont passé en achats de toilettes pour moi, en bonbons, en promenades, en billets de théâtre et en cadeaux de livres, j'expie chèrement ces plaisirs par le remords que je ressens de mon impardonnable légèreté (car j'acceptais de vous tout cela, sans m’inquiéter de votre situation à vous). Tout ce que vous avez entrepris dans l'intention de me procurer de la joie se mue maintenant en douleur pour moi, et il n'en reste que des regrets stériles. J'avais remarqué votre mélancolie depuis un certain temps, et bien que je me fusse attendue anxieusement à quelque événement pénible, ce qui est arrivé ne me serait jamais venu à l'esprit. Comment! vous, Makar Alexéievitch, vous avez pu vous abandonner un tel désespoir? Que penseront de vous désormais, que diront de vous demain tous ceux qui vous connaissent? Vous, que tout le monde et moi-même respectaient pour votre bonté de cœur, votre modestie et votre sagesse, vous avez chu brusquement dans ce vice exécrable qu'on ne vous connaissait point jusqu'ici, à ce que je crois. Dans quel état j'ai été plongée en apprenant, de la bouche de Fédora, qu'on vous a ramassé ivre dans la rue et que la police vous a ramené à votre domicile! J'en fus frappée de stupeur, j'en demeurai stupide au premier instant, bien que je m'attendisse à quelque chose d'exceptionnel, car vous aviez disparu de chez vous depuis quatre jours. Avez-vous réfléchi, Makar Alexéievitch, à ce que diront vos chefs lorsqu'ils apprendront la cause vraie de votre absence? Vous me dites que tout le monde se moque de vous maintenant, que tous vos voisins sont au courant désormais de notre amitié et qu'ils ne m'oublient pas, moi non plus, dans leurs plaisanteries. Ne vous faites point de souci à ce sujet, Makar Alexéievitch, et calmez-vous, au nom du ciel! Je suis très inquiète, également, à cause de cet incident que vous avez eu avec les officiers, car j'en ai eu vent vaguement. Expliquez-moi, je vous prie, ce que tout cela signifie. Vous m'écrivez que vous n'osiez pas vous ouvrir à moi, que vous redoutiez de perdre mon amitié par vos aveux, que vous étiez au désespoir de ne pas savoir comment m'aider pendant ma maladie et que vous avez vendu tout ce que vous possédiez pour m'éviter d'aller à l'hôpital. Vous me dites que vous avez emprunté de tous les côtés et que vous avez journellement des discussions avec votre logeuse. Mais en me cachant la vérité, vous avez choisi la pire des solutions! De toute façon, je sais tout maintenant. Vous ne vouliez pas m'obliger à reconnaître que j'étais cause de votre malheureuse situation présente, mais vous m'avez fait deux fois plus de chagrin encore par votre conduite actuelle! Tout cela me bouleverse, Makar Alexéievitch. Oh! mon ami, le malheur est une maladie contagieuse. Les malheureux et les pauvres devraient s'éviter les uns les autres, ils devraient fuir tout contact entre eux afin de ne pas accroître leurs maux en se contaminant mutuellement! Je vous ai amené des épreuves que vous n'aviez jamais connues auparavant, dans votre existence modeste et solitaire. Cela me torture et me tue de le constater aujourd'hui.

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