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Préface à l’édition allemande de 1883

Il me faut malheureusement signer seul la préface de cette édition. Marx, l'homme auquel toute la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique doit plus qu'à tout autre, Marx repose au cimetière de Highgate, et sur sa tombe verdit déjà le premier gazon. Après sa mort, il ne saurait être question moins que jamais de remanier ou de compléter le Manifeste. Je crois d'autant plus nécessaire d'établir expressément, une fois de plus, ce qui suit.

L'idée fondamentale et directrice du Manifeste, à savoir que la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment, à chaque époque historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la propriété commune du sol des temps primitifs), toute l'histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes, aux différentes étapes de leur développement social; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais la société entière de l'exploitation, de l'oppression et des luttes de classes; cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx [6].

Je l'ai souvent déclaré, mais il faut maintenant que cette déclaration figure aussi en tête du Manifeste.

Friedrich Engels

Londres, 28 juin 1883

Préface à l’édition anglaise de 1888

Le Manifeste est le programme de la Ligue des communistes, association ouvrière, d'abord exclusivement allemande, ensuite internationale et qui, dans les conditions politiques qui existaient sur le Continent avant 1848, ne pouvait qu'être une société secrète. Au congrès de la Ligue qui s'est tenu à Londres, en novembre 1847, Marx et Engels se voient confier la tâche de rédiger, aux fins de publication, un ample programme théorique et pratique du Parti. Travail achevé en janvier 1848, et dont le manuscrit allemand fut envoyé à Londres pour y être imprimé, à quelques semaines de la révolution française du 24 février. La traduction française vit le jour à Paris, dès avant l'insurrection de juin 1848. La première traduction anglaise, due à Miss Hélène Macfarlane, parut dans le Red Republican de George Julian Harney, Londres 1850. Ont paru également les éditions danoise et polonaise.

La défaite de l'insurrection parisienne de juin 1848 – la première grande bataille entre prolétariat et bourgeoisie – devait de nouveau, pour une certaine période, refouler à l'arrière-plan les revendications sociales et politiques de la classe ouvrière européenne. Depuis lors, seuls les divers groupes de la classe possédante s'affrontaient de nouveau dans la lutte pour la domination, tout comme avant la révolution de février; la classe ouvrière a dû combattre pour la liberté d'action politique et s'aligner sur les positions extrêmes de la partie radicale des classes moyennes. Tout mouvement prolétarien autonome, pour peu qu'il continuât à donner signe de vie, était écrasé sans merci. Ainsi, la police prussienne réussit à dépister le Comité central de la Ligue des communistes, qui résidait alors à Cologne. Ses membres furent arrêtés et, après dix-huit mois de détention, déférés en jugement, en octobre 1852. Ce fameux "procès des communistes à Cologne" dura du 4 octobre au 12 novembre; sept personnes parmi les prévenus furent condamnées à des peines allant de trois à six ans de forteresse. Immédiatement après le verdict, la Ligue fut officiellement dissoute par les membres demeurés en liberté. Pour ce qui est du Manifeste, on l'eût cru depuis lors voué à l'oubli.

Lorsque la classe ouvrière d'Europe eut repris suffisamment de forces pour un nouvel assaut contre les classes dominantes, naquit l'Association internationale des travailleurs. Cependant, cette Association qui s'était constituée dans un but précis – fondre en un tout les forces combatives du prolétariat d'Europe et d'Amérique ne pouvait proclamer d'emblée les principes posés dans le Manifeste. Le programme de l'Internationale devait être assez vaste pour qu'il fût accepté et par les trade-unions anglaises, et par les adeptes de Proudhon [7] en France, Belgique, Italie et Espagne, et par les lassaliens [8] en Allemagne. Marx qui rédigea ce programme de façon à donner satisfaction à tous ces partis, s'en remettait totalement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait être à coup sur le fruit de l'action et de la discussion commune. Par eux-mêmes les événements et les péripéties de la lutte contre le Capital- les défaites plus encore que le succès – ne pouvaient manquer de faire sentir aux ouvriers l'insuffisance de toutes leurs panacées et les amener à comprendre à fond les conditions véritables de leur émancipation. Et Marx avait raison. Quand, en 1874, l'Internationale cessa d'exister, les ouvriers n'étaient plus du tout les mêmes que lors de sa fondation en 1864. Le proudhonisme en France, le lassallisme en Allemagne étaient à l'agonie et même les trade-unions anglaises, alors ultra-conservatrices, et ayant depuis longtemps, dans leur majorité, rompu avec l'Internationale, approchaient peu à peu du moment où le président de leur congrès qui s'est tenu l'an dernier à Swansea, pouvait dire en leur nom: "Le socialisme continental a cessé d'être pour nous un épouvantail." A la vérité, les principes du Manifeste avaient pris un large développement parmi les ouvriers de tous les pays.

Ainsi, le Manifeste s'est mis une nouvelle fois au premier plan. Après 1850, le texte allemand fut réédité plusieurs fois en Suisse, Angleterre et Amérique. En 1872, il est traduit en anglais à New York et publié dans Woodhull and Claflin's Weekly. D'après ce texte anglais, Le Socialiste new-yorkais a publié la traduction française. Par la suite, parurent en Amérique au moins encore deux traductions anglaises plus ou moins déformées, dont l'une fut rééditée en Angleterre. La première traduction en russe, faite par Bakounine, fut éditée aux environs de 1863 par l'imprimerie du Kolokol d'Herzen, à Genève; la deuxième traduction, due à l'héroïque Véra Zassoulitch, sortit de même à Genève en 1882. Une nouvelle édition danoise est lancée par la Socialdemokratisk Bibliothek à Copenhague en 1885; une nouvelle traduction française a été publiée par Le Socialiste de Paris, en 1886. D'après cette traduction, a paru une version espagnole, publiée à Madrid en 1886. Point n'est besoin de parler des éditions allemandes réimprimées, on en compte au moins douze. La traduction arménienne, qui devait paraître il y a quelques mois à Constantinople, n'a pas vu le jour, comme on me l'a dit, uniquement parce que l'éditeur avait craint de sortir le livre avec le nom de Marx, tandis que le traducteur refusait de se dire l'auteur du Manifeste. Pour ce qui est des nouvelles traductions en d'autres langues, j'en ai entendu parler, mais n'en ai jamais vu. Ainsi donc, l'histoire du Manifeste reflète notablement celle du mouvement ouvrier contemporain; à l'heure actuelle, il est incontestablement l’œuvre la plus répandue, la plus internationale de toute la littérature socialiste. Le programme commun de millions d'ouvriers, de la Sibérie à la Californie.

Et, cependant, au moment où nous écrivions, nous ne pouvions toutefois l'intituler le Manifeste socialiste. En 1847, on donnait le nom de socialistes, d'une part, aux adeptes des divers systèmes utopiques: les owenistes [9] en Angleterre et les fouriéristes [10] en France, et qui n'étaient déjà plus les uns et les autres, que de simples sectes agonisantes; d'autre part, aux médicastres sociaux de tout acabit qui promettaient, sans aucun préjudice pour le Capital et le profit, de guérir toutes les infirmités sociales au moyen de toutes sortes de replâtrage. Dans les deux cas, c'étaient des gens qui vivaient en dehors du mouvement ouvrier et qui cherchaient plutôt un appui auprès des classes "cultivées". Au contraire, cette partie des ouvriers qui, convaincue de l'insuffisance de simples bouleversements politiques, réclamait une transformation fondamentale de la société, s'appelait alors communiste. C'était un communisme à peine dégrossi, purement instinctif, parfois un peu grossier, mais cependant il pressentait l'essentiel et se révéla assez fort dans la classe ouvrière pour donner naissance au communisme utopique: en France, celui de Cabet [11] et en Allemagne, celui de Weitling [12]. En 1847, le socialisme signifiait un mouvement bourgeois, le communisme, un mouvement ouvrier. Le socialisme avait, sur le continent tout au moins, ses entrées dans le monde, pour le communisme, c'était exactement le contraire. Et comme, dès ce moment, nous étions d'avis que "l'émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes", nous ne pouvions hésiter un instant sur la dénomination à choisir. Depuis, il ne nous est jamais venu à l'esprit de la rejeter.

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