– L’endroit doit être sauvage.
– Oui. Si le diable désirait se mêler aux affaires humaines…
– Tiens! Vous penchez maintenant pour une explication surnaturelle?
– Les agents du diable peuvent être de chair et de sang, non? Deux questions primordiales sont à débattre. La première: y -a-t-il vraiment eu crime? La deuxième: de quel crime s’agit-il et comment a-t-il été commis? Certes, si l’hypothèse du docteur Mortimer est exacte et si nous avons affaire à des forces débordant les lois ordinaires de la nature, notre enquête devient inutile. Mais il nous faut épuiser toutes les autres hypothèses avant de retomber sur celle-là. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons refermer la fenêtre. Je suis sans doute bizarre, mais je trouve qu’une atmosphère concentrée aide à la concentration de l’esprit. Remarquez que je ne vais pas jusqu’à m’enfermer dans une boîte pour penser; ce serait pourtant la conséquence logique de ma théorie… Avez-vous réfléchi à l’affaire?
– Oui. J’y ai réfléchi une bonne partie de la journée.
– Et qu’en dites-vous?
– Elle est surprenante.
– Certes elle n’est pas banale. Certains détails la classent hors série. Ainsi le changement de forme des empreintes. Quel est votre avis, Watson?
– Mortimer a déclaré que Sir Charles avait descendu sur la pointe des pieds cette partie de l’allée.
– Il n’a fait que répéter ce qu’un idiot quelconque a dit au cours de l’enquête. Pourquoi un homme marcherait-il sur la pointe des pieds en descendant cette allée?
– Quoi, alors?
– Il courait, Watson! Il courait désespérément, il courait pour sauver sa vie… Il a couru jusqu’à en faire éclater son cœur et à tomber raide mort.
– Il fuyait devant quoi?
– Voilà le problème. Divers indices nous donnent à penser que Sir Charles était fou de terreur avant même d’avoir commencé à courir.
– D’où tenez-vous cela?
– Je suis en train de supposer que la cause de sa terreur lui est apparue sur la lande. Dans ce cas, probable, seul un homme ayant perdu la tête aura couru en s’éloignant de sa maison, et non en cherchant à rentrer chez lui. Si le témoignage du bohémien peut être tenu pour valable, il a couru en appelant à l’aide justement dans la direction où il avait le moins de chances de trouver du secours. Ceci encore: qui attendait-il cette nuit-là, et pourquoi attendait-il ce visiteur dans l’allée des ifs plutôt que dans sa maison?
– Vous croyez qu’il attendait quelqu’un?
– Sir Charles était assez âgé et peu valide. Nous pouvons admettre qu’il aimait se promener le soir, mais le sol était détrempé et la nuit peu clémente. Est-il normal qu’il soit resté là debout cinq ou dix minutes, comme l’a déduit de la cendre du cigare le docteur Mortimer, lequel a montré là plus de sens pratique que je ne l’aurais espéré?
– Mais il sortait chaque soir.
– Je crois peu vraisemblable qu’il ait attendu chaque soir à la porte de la lande. Au contraire, il évitait la lande. Or, cette nuit-là il a attendu. Et c’était la nuit qui précédait son départ pour Londres. L’affaire prend forme, Watson. Elle devient cohérente. Puis-je vous demander de me tendre mon violon? Nous ne parlerons plus de cette tragédie avant que nous ayons eu l’avantage de recevoir demain matin le docteur Mortimer et Sir Henry Baskerville.
CHAPITRE IV SIR HENRY BASKERVILLE
Notre table, après le petit déjeuner, fut vite desservie; Holmes attendait en robe de chambre ses interlocuteurs. Nos clients furent exacts: l’horloge venait de sonner dix heures quand le docteur Mortimer fut introduit, suivi du jeune baronet. Celui-ci avait une trentaine d’années; il était petit, vif, très trapu; il avait les yeux brins, de noirs sourcils épais et un visage éveillé; combatif. Il était vêtu d’un costume de tweed de couleur rouille. Il était hâlé comme quelqu’un qui a passé au grand air le plus clair de son temps. Mais le regard tranquille et le maintien assuré révélaient le jeune homme de bonne race.
«Je vous présente sir Henry Baskerville, annonça le docteur Mortimer.
– C’est moi, fit notre nouveau visiteur. Et ce qui est étrange, Monsieur Sherlock Holmes, c’est que si mon ami ne m’avait pas proposé d’aller vous voir ce matin, je serais venu de mon propre chef. Je crois savoir que vous élucidez volontiers des petites énigmes, et je me suis trouvé ce matin en face d’un certain puzzle qui mérite plus de réflexion que je ne me sens capable de lui en accorder.
– Ayez l’obligeance de vous asseoir, Sir Henry. Dois-je comprendre que depuis votre arrivée à Londres vous avez été le héros d’une aventure digne d’intérêt?
– Rien d’important, monsieur Holmes. Rien qu’une plaisanterie, vraisemblablement. Il s’agit d’une lettre, si vous pouvez appeler cela une lettre, qui m’est parvenue ce matin.»
Il déposa une enveloppe sur la table; nous nous penchâmes dessus. C’était une enveloppe ordinaire, grisâtre. L’adresse «Sir Henry Baskerville, Northumberland Hôtel» était écrite en lettres grossières. Le tampon de la poste indiquait Charing-Cross, et la date celle de la veille au soir.
«Qui savait que vous descendiez au Northumberland Hôtel interrogea Holmes en regardant attentivement notre visiteur.
– Personne ne pouvait le savoir. Nous ne l’avons décidé qu’après notre entrevue, le docteur Mortimer et moi.
– Mais le docteur Mortimer, sans doute, y était déjà descendu?
– Non, répondit le docteur. J’avais accepté l’hospitalité d’un ami. Rien ne laissait prévoir que nous logerions dans cet hôtel.
– Hum! Quelqu’un me paraît fort intéressé à vos faits et gestes…»
De l’enveloppe, il tira une demi-feuille de papier ministre pliée en quatre. Il l’étala sur la table. En son milieu, une seule phrase, constituée par des mots imprimés collés sur le papier. Cette phrase était la suivante: «Si vous tenez à votre vie et à votre raison, éloignez-vous de la lande.» Le mot «lande» était écrit à l’encre.
«Maintenant, questionna sir Henry Baskerville, peut-être me direz-vous, monsieur Holmes, ce que signifie cela, et qui s’intéresse tant à mes affaires?
– Qu’en pensez-vous, docteur Mortimer? Vous conviendrez qu’il n’y a rien de surnaturel là-dedans, n’est-ce pas?
– Non, monsieur. Mais cette lettre pourrait fort bien provenir d’une personne pensant que l’affaire sort du cadre naturel des choses.
– Quelle affaire? intervint Sir Henry non sans brusquerie. Il me semble, messieurs, que vous connaissez mes affaires personnelles beaucoup mieux que moi!
– Avant que vous ne sortiez d’ici, dit Sherlock Holmes, vous saurez tout ce que nous savons, Sir Henry. Je vous le promets. Pour l’instant, avec votre permission, nous nous en tiendrons au présent, à ce document très intéressant qui a dû être composé et posté hier soir. Avez-vous le Times d’hier, Watson?