Il me tardait de me trouver seul avec Jacques. Ma femme, Gertrude et les enfants se retiraient d’ordinaire assez tôt après le souper, nous laissant tous deux prolonger studieusement la veillée. J’attendais ce moment. Mais devant que de lui parler je me sentis le cœur si gonflé et par des sentiments si troublés que je ne savais ou n’osais aborder le sujet qui me tourmentait. Et ce fut lui qui brusquement rompit le silence en m’annonçant sa résolution de passer toutes les vacances auprès de nous. Or, peu de jours auparavant, il nous avait fait part d’un projet de voyage dans les hautes-Alpes, que ma femme et moi avions grandement approuvé; je savais que son ami T…, qu’il choisissait pour compagnon de route, l’attendait; aussi m’apparut-il nettement que ce revirement subit n’était point sans rapport avec la scène que je venais de surprendre. Une grande indignation me souleva d’abord, mais craignant, si je m’y laissais aller, que mon fils ne se fermât à moi définitivement, craignant aussi d’avoir à regretter des paroles trop vives, je fis un grand effort sur moi-même et du ton le plus naturel que je pus:
– Je croyais que T… comptait sur toi, lui dis-je.
– Oh! reprit-il, il n’y comptait pas absolument, et du reste, il ne sera pas en peine de me remplacer. Je me repose aussi bien ici que dans l’Oberland et je crois vraiment que je peux employer mon temps mieux qu’à courir les montagnes.
– Enfin, dis-je, tu as trouvé ici de quoi t’occuper?
Il me regarda, percevant dans le ton de ma voix quelque ironie, mais, comme il n’en distinguait pas encore le motif, il reprit d’un air dégagé:
– Vous savez que j’ai toujours préféré le livre à l’alpenstock.
– Oui, mon ami, fis-je en le regardant à mon tour fixement; mais ne crois-tu pas que les leçons d’accompagnement à l’harmonium présentent pour toi encore plus d’attrait que la lecture?
Sans doute il se sentit rougir, car il mit sa main devant son front, comme pour s’abriter de la clarté de la lampe. Mais il se ressaisit presque aussitôt, et d’une voix que j’aurais souhaitée moins assurée:
– Ne m’accusez pas trop, mon père. Mon intention n’était pas de vous rien cacher, et vous devancez de bien peu l’aveu que je m’apprêtais à vous faire.
Il parlait posément, comme on lit un livre, achevant ses phrases avec autant de calme, semblait-il, que s’il ne se fût pas agi de lui-même. L’extraordinaire possession de soi dont il faisait preuve achevait de m’exaspérer. Sentant que j’allais l’interrompre, il leva la main, comme pour me dire: non, vous pourrez parler ensuite, laissez-moi d’abord achever; mais je saisis son bras et le secouant:
– Plutôt que de te voir porter le trouble dans l’âme pure de Gertrude, m’écriai-je impétueusement, ah! je préférerais ne plus te revoir. Je n’ai pas besoin de tes aveux! Abuser de l’infirmité, de l’innocence, de la candeur, c’est une abominable lâcheté dont je ne t’aurais jamais cru capable! Et de m’en parler avec ce détestable sang-froid!… Écoute-moi bien: j’ai charge de Gertrude et je ne supporterai pas un jour de plus que tu lui parles, que tu la touches, que tu la voies.
– Mais, mon père, reprit-il sur le même ton tranquille et qui me mettait hors de moi, croyez bien que je respecte Gertrude autant que vous pouvez faire vous-même. Vous vous méprenez étrangement si vous pensez qu’il entre quoi que ce soit de répréhensible, je ne dis pas seulement dans ma conduite, mais dans mon dessein même et dans le secret de mon cœur. J’aime Gertrude, et je la respecte, vous dis-je, autant que je l’aime. L’idée de la troubler, d’abuser de son innocence et de sa cécité me paraît aussi abominable qu’à vous. Puis il protesta que ce qu’il voulait être pour elle, c’était un soutien, un ami, un mari; qu’il n’avait pas cru devoir m’en parler avant que sa résolution de l’épouser ne fût prise; que cette résolution Gertrude elle-même ne la connaissait pas encore et que c’était à moi qu’il en voulait parler d’abord. – Voici l’aveu que j’avais à vous faire, ajouta-t-il, et je n’ai rien d’autre à vous confesser, croyez-le.
Ces paroles m’emplissaient de stupeur. Tout en les écoutant, j’entendais mes tempes battre. Je n’avais préparé que des reproches, et, à mesure qu’il m’enlevait toute raison de m’indigner, je me sentais plus désemparé, de sorte, qu’à la fin de son discours je ne trouvais plus rien à lui dire.
– Allons nous coucher, fis-je enfin, après un assez long silence. Je m’étais levé et lui posai la main sur l’épaule. Demain je te dirai ce que je pense de tout cela.
– Dites-moi du moins que vous n’êtes plus irrité contre moi.
– J’ai besoin de la nuit pour réfléchir.
Quand je retrouvai Jacques le lendemain, il me sembla vraiment que je le regardais pour la première fois. Il m’apparut tout à coup que mon fils n’était plus un enfant, mais un jeune homme; tant que je le considérais comme un enfant, cet amour que j’avais surpris pouvait me sembler monstrueux. J’avais passé la nuit à me persuader qu’il était tout naturel et normal au contraire. D’où venait que mon insatisfaction n’en était que plus vive? C’est ce qui ne devait s’éclairer pour moi qu’un peu plus tard. En attendant je devais parler à Jacques et lui signifier ma décision. Or un instinct aussi sûr que celui de la conscience m’avertissait qu’il fallait empêcher ce mariage à tout prix.
J’avais entraîné Jacques dans le fond du jardin; c’est là que je lui demandai d’abord:
– T’es-tu déclaré à Gertrude?
– Non, me dit-il. Peut-être sent-elle déjà mon amour; mais je ne le lui ai point avoué.
– Eh bien! tu vas me faire la promesse de ne pas lui en parler encore.
– Mon père, je me suis promis de vous obéir; mais ne puis-je connaître vos raisons?
J’hésitais à lui en donner, ne sachant trop si celles qui me venaient d’abord à l’esprit étaient celles mêmes qu’il importait le plus de mettre en avant. À dire vrai la conscience bien plutôt que la raison dictait ici ma conduite.
– Gertrude est trop jeune, dis-je enfin. Songe qu’elle n’a pas encore communié. Tu sais que ce n’est pas une enfant comme les autres, hélas! et que son développement a été beaucoup retardé. Elle ne serait sans doute que trop sensible, confiante comme elle est, aux premières paroles d’amour qu’elle entendrait; c’est précisément pourquoi il importe de ne pas les lui dire. S’emparer de ce qui ne peut se défendre, c’est une lâcheté; je sais que tu n’es pas un lâche. Tes sentiments, dis-tu, n’ont rien de répréhensible; moi je les dis coupables parce qu’ils sont prématurés. La prudence que Gertrude n’a pas encore, c’est à nous de l’avoir pour elle. C’est une affaire de conscience.
Jacques a ceci d’excellent, qu’il suffit, pour le retenir, de ces simples mots: «Je fais appel à ta conscience» dont j’ai souvent usé lorsqu’il était enfant. Cependant je le regardais et pensais que, si elle pouvait y voir, Gertrude ne laisserait pas d’admirer ce grand corps svelte, à la fois si droit et si souple, ce beau front sans rides, ce regard franc, ce visage enfantin encore, mais que semblait ombrer une soudaine gravité. Il était nu-tête et ses cheveux cendrés, qu’il portait alors assez longs, bouclaient légèrement à ses tempes et cachaient ses oreilles à demi.