– Mais enfin, Amélie, m’écriai-je, pourquoi continues-tu à te désoler, à présent que tout est réparé?
Je sentais que mon regard la gênait, et c’est le dos tourné, m’accoudant à la table et la tête appuyée contre la main, que je lui dis:
– Je t’ai parlé durement tout à l’heure. Pardon.
Alors je l’entendis s’approcher de moi, puis je sentis ses doigts se poser doucement sur mon front, tandis qu’elle disait d’une voix tendre et pleine de larmes:
– Mon pauvre ami!
Puis aussitôt elle quitta la pièce.
Les phrases d’Amélie, qui me paraissaient alors mystérieuses, s’éclairèrent pour moi peu ensuite; je les ai rapportées telles qu’elles m’apparurent d’abord; et ce jour-là je compris seulement qu’il était temps que Gertrude partit.
12 mars.
Je m’étais imposé ce devoir de consacrer quotidiennement un peu de temps à Gertrude; c’était, suivant les occupations de chaque jour, quelques heures ou quelques instants. Le lendemain du jour où j’avais eu cette conversation avec Amélie, je me trouvais assez libre, et, le beau temps y invitant, j’entraînai Gertrude à travers la forêt, jusqu’à ce repli du Jura où, à travers le rideau des branches et par-delà l’immense pays dominé, le regard, quand le temps est clair, par-dessus une brume légère, découvre l’émerveillement des Alpes blanches. Le soleil déclinait déjà sur notre gauche quand nous parvînmes à l’endroit où nous avions coutume de nous asseoir. Une prairie à l’herbe à la fois rase et drue dévalait à nos pieds; plus loin pâturaient quelques vaches; chacune d’elles, dans ces troupeaux de montagne, porte une cloche au cou.
– Elles dessinent le paysage, disait Gertrude en écoutant leur tintement.
Elle me demanda, comme à chaque promenade, de lui décrire l’endroit où nous nous arrêtions.
– Mais, lui dis-je, tu le connais déjà; c’est l’orée d’où l’on voit les Alpes.
– Est-ce qu’on les voit bien aujourd’hui?
– On voit leur splendeur tout entière.
– Vous m’avez dit qu’elles étaient chaque jour un peu différentes.
– À quoi les comparerai-je aujourd’hui? À la soif d’un plein jour d’été. Avant ce soir elles auront achevé de se dissoudre dans l’air.
– Je voudrais que vous me disiez s’il y a des lys dans la grande prairie devant nous?
– Non, Gertrude; les lys ne croissent pas sur ces hauteurs; ou seulement quelques espèces rares.
– Pas ceux que l’on appelle les lys des champs?
– Il n’y a pas de lys dans les champs.
– Même pas dans les champs des environs de Neuchâtel?
– Il n’y a pas de lys des champs.
– Alors pourquoi le Seigneur nous dit-il: «Regardez les lys des champs?»
– Il y en avait sans doute de son temps, pour qu’il le dise; mais les cultures des hommes les ont fait disparaître.
– Je me rappelle que vous m’avez dit souvent que le plus grand besoin de cette terre est de confiance et d’amour. Ne pensez-vous pas qu’avec un peu plus de confiance l’homme recommencerait de les voir? Moi, quand j’écoute cette parole, je vous assure que je les vois. Je vais vous les décrire, voulez-vous? On dirait des cloches de flammes, de grandes cloches d’azur emplies du parfum de l’amour et que balance le vent du soir. Pourquoi me dites-vous qu’il n’y en a pas, là devant nous? Je les sens! J’en vois la prairie toute emplie.
– Ils ne sont pas plus beaux que tu les vois, ma Gertrude.
– Dites qu’ils ne sont pas moins beaux.
– Ils sont aussi beaux que tu les vois.
– «Et je vous dis en vérité que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux», dit-elle, citant les paroles du Christ, et d’entendre sa voix si mélodieuse, il me sembla que j’écoutais ces mots pour la première fois. «Dans toute sa gloire», répéta-t-elle pensivement, puis elle demeura quelque temps silencieuse, et je repris:
– Je te l’ai dit, Gertrude: ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder. Et du fond de mon cœur j’entendais s’élever cette prière: «Je te rends grâces, ô, Dieu, de révéler aux humbles ce que tu caches aux intelligents!»
– Si vous saviez, s’écria-t-elle alors dans une exaltation enjouée, si vous pouviez savoir combien j’imagine aisément tout cela. Tenez! voulez-vous que je vous décrive le paysage?… Il y a derrière nous, au-dessus et autour de nous, les grands sapins, au goût de résine, au tronc grenat, aux longues sombres branches horizontales qui se plaignent lorsque veut les courber le vent. À nos pieds, comme un livre ouvert, incliné sur le pupitre de la montagne, la grande prairie verte et diaprée, que bleuit l’ombre, que dore le soleil, et dont les mots distincts sont des fleurs – des gentianes, des pulsatilles, des renoncules, et les beaux lys de Salomon – que les vaches viennent épeler avec leurs cloches, et où les anges viennent lire, puisque vous dites que les yeux des hommes sont clos. Au bas du livre, je vois un grand fleuve de lait fumeux, brumeux, couvrant tout un abîme de mystère, un fleuve immense, sans autre rive que, là-bas, tout au loin devant nous, les belles Alpes éblouissantes… C’est là-bas que doit aller Jacques. Dites: est-ce vrai qu’il part demain?
– Il doit partir demain. Il te l’a dit?
– Il ne me l’a pas dit; mais je l’ai compris. Il doit rester longtemps absent?
– Un mois… Gertrude, je voulais te demander… Pourquoi ne m’as-tu pas raconté qu’il venait te retrouver à l’église?
– Il est venu m’y retrouver deux fois. Oh! je ne veux rien vous cacher! mais je craignais de vous faire de la peine.
– Tu m’en ferais en ne le disant pas.
Sa main chercha la mienne.
– Il était triste de partir.
– Dis-moi, Gertrude… t’a-t-il dit qu’il t’aimait?
– Il ne me l’a pas dit; mais je sens bien cela sans qu’on le dise. Il ne m’aime pas tant que vous.
– Et toi, Gertrude, tu souffres de le voir partir?
– Je pense qu’il vaut mieux qu’il parte. Je ne pourrais pas lui répondre.
– Mais, dis: tu souffres, toi, de le voir partir?
– Vous savez bien que c’est vous que j’aime, pasteur… Oh! pourquoi retirez-vous votre main? Je ne vous parlerais pas ainsi si vous n’étiez pas marié. Mais on n’épouse pas une aveugle. Alors pourquoi ne pourrions-nous
pas nous aimer? Dites, pasteur, est-ce que vous trouvez que c’est mal?
– Le mal n’est jamais dans l’amour.
– Je ne sens rien que de bon dans mon cœur. Je ne voudrais pas faire souffrir Jacques. Je voudrais ne faire souffrir personne… Je voudrais ne donner que du bonheur.