— Ce qu’on cachait dans la mer ou y jetait simplement, lors de la ruine des îlots de civilisation… sous la poussée des forces fraîches, barbares et insouciantes: je vois ça, prononça pensivement Dar Véter qui surveillait toujours la plaine blanchâtre. Je conçois aussi l’effondrement de la civilisation antique, lorsque les Etats, forts de leur union avec la nature, furent incapables de rien changer au monde, de venir à bout d’un esclavage de plus en plus odieux et d’une aristocratie parasitaire…
— Et les hommes ont troqué leur matérialisme primitif contre la nuit religieuse du Moyen Age, enchaîna Véda. Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas?
— Je me représente mal la culture indo-crétoise.
— Vous n’êtes pas au courant des dernières recherches. On retrouve aujourd’hui ses traces sur un vaste territoire qui s’étend de l’Afrique au sud de l’Asie Centrale, aux Indes et à la Chine occidentale, et qui englobe l’île de Crète.
— Je ne soupçonnais pas qu’en ces temps reculés il y eût des cachettes pour les trésors d’art, comme à Carthage, en Grèce ou à Rome.
Venez avec moi et vous verrez, dit Véda à voix basse. Dar Véter marchait, silencieux. Le terrain montait en pente douce. En haut de la côte, Dar Véter s’arrêta net.
— Merci, j’accepte…
Elle tourna un peu la tête, incrédule, mais dans la pénombre de la nuit nordique les yeux de son compagnon étaient noirs et impénétrables.
Passé la côte, les lumières se révélèrent toutes proches. Munies de cloches polarisantes, elles ne rayonnaient pas et semblaient de ce fait plus lointaines qu’elles n’étaient. L’éclairage concentré témoignait d’un travail nocturne. Le grondeaient d’un courant à haute tension s’amplifiait. Les contours argentés de poutres en treillis luisaient sous les hautes lampes bleuâtres. Un mugissement les fit s’arrêter: c’était le robot de barrage qui intervenait.
— C’est dangereux, obliquez à gauche, n’approchez pas des poteaux! hurla un haut-parleur invisible. Ils se dirigèrent vers un groupe de maisonnettes transportables.
— Ne regardez pas le champ! insistait l’automate.
Les portes de deux maisons s’ouvrirent simultanément, deux faisceaux de lumière intersectés tombèrent sur la route sombre. Plusieurs personnes, hommes et femmes, firent aux voyageurs un accueil aimable et s’étonnèrent de leur moyen de locomotion primitif, en pleine nuit…
La cabine étroite, où un entrecroisement de jets d’eau odorante, saturée de gaz et d’électricité, piquetait la peau d’agréables décharges, était un lieu de délices.
Les voyageurs ravigotés se rencontrèrent à table.
— Véter, mon ami, nous sommes chez des confrères! Véda, fraîche et rajeunie, versa une boisson dorée.
— «Dix tonus» dans ce coin perdu! s’écria-t-il ravi, en tendant la main vers son verre.
— Vainqueur du taureau, vous vous ensauvagez dans la steppe, protesta Véda. Je vous annonce des nouvelles intéressantes, et vous ne songez qu’à la nourriture!
— Des fouilles, ici?
— Oui, mais des fouilles paléontologiques. On étudie les fossiles de l’étage permien, qui remonte à deux cent millions d’années. Je n’en mène pas large avec nos pauvres millénaires.
— On étudie ces restes d’emblée, sans les déterrer? Comment ça?
— Ils ont un moyen ingénieux, mais je ne sais pas encore ce que c’est,
Un des convives, homme maigre, au teint jaune, se mêla à la conversation.
— A l’heure actuelle, notre groupe prend la relève. On vient d’achever les opérations préliminaires et on va commencer la radiographie…
— Aux rayons durs, devina Dar Véter.
— Si vous n’êtes pas trop fatigués, je vous conseille d’aller voir. Demain, nous déplacerons la plate-forme, ce qui ne présente guère d’intérêt pour vous.
Véda et Dar Véter acceptèrent avec joie. Leurs hôtes hospitaliers quittèrent la table pour les conduire dans la maison voisine. Des vêtements de protection y pendaient dans des niches surmontées d’indicateurs.
— L’ionisation de nos tuyaux est très forte, expliqua sur un ton d’excuse une grande femme un peu voûtée qui aidait Véda à passer le costume en tissu serré, le casque translucide, et lui fixait dans le dos les sacoches des piles. La lumière polarisée accentuait la moindre aspérité de la steppe raboteuse. Au-delà du champ carré, limité par des tringles, on entendit un gémissement sourd. Le sol bomba, se fendilla et s’éboula, formant un entonnoir au centre duquel pointa un cylindre effilé et brillant. Une crête hélicoïdale enlaçait la surface polie de la tige, une fraise électrique en métal bleu tournait à son extrémité. Le cylindre bascula par-dessus le bord de l’entonnoir, vira en découvrant ses pales postérieures agitées d’un mouvement rapide, et commença à s’enfouir de nouveau, quelques mètres plus loin, son nez planté presque verticalement dans le sol.
Dar Véter remarqua deux câbles jumelés — l’un isolé, l’autre à nu — qui suivaient le cylindre. Véda toucha la manche de son compagnon et lui montra un point au-delà des tringles en magnésium. Un autre cylindre, pareil au premier, sortit du sol, bascula à gauche et replongea sous terre, comme dans l’eau.
L’homme au teint jaune les pressa du geste.
— Je l’ai reconnu, chuchota Véda en rattrapant les autres. C’est Lao Lan, le paléontologue qui a percé le mystère du peuplement de l’Asie dans l’ère paléozoïque.
— Il est d’origine chinoise? s’informa Dar Véter qui revoyait les yeux noirs et légèrement bridés du savant. J’avoue, à ma honte, que j’ignore ses travaux…
— Vous n’êtes pas ferré sur la paléontologie terrestre, à ce que je vois, fit observer Véda. Je parie que vous connaissez mieux celle de certains mondes stellaires.
Dar Véter imagina un instant les innombrables formes de la vie, les millions de squelettes bizarres, enfermés dans les terrains des diverses planètes, vestiges du passé dissimulés dans les strates de chaque monde habité, souvenirs enregistrés par la nature elle-même jusqu’à ce que survienne un être pensant, capable de retenir et même de reproduire les choses oubliées…
Ils étaient sur une petite plate-forme fixée au bout d’un demi-arc ajouré. Un grand écran terne se trouvait au milieu du plancher. Les huit personnes s’assirent sur des banquettes basses, dans une attente silencieuse.
— Les «taupes» auront fini tout à l’heure, dit Lao Lan. Comme vous l’avez deviné, elles passent au travers des roches le câble nu et y tissent un réseau métallique. Les squelettes fossiles gisent dans du grès tendre, à quatorze mètres de profondeur. Plus bas, au dix-septième mètre, s’étend le réseau métallique branché sur de puissants inducteurs. Il en résulte un champ réflecteur qui renvoie les rayons X sur l’écran où se forme l’image des os pétrifiés…