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L'actuelle reine, Belo-kiu-kiuni, n'était pas aussi gourmande. Sa curiosité se contentait de la découverte de ces petits coléoptères dorés qui ressemblent à des pierres précieuses (et qu'on trouve dans le Sud profond), ou de la contemplation des plantes carnivores qu'on lui ramenait parfois vivantes avec les racines et qu'elle espérait réussir un jour à apprivoiser. Belo-kiu-kiuni savait que la meilleure manière de connaître de nouveaux territoires était encore d'agrandir la Fédération. Toujours plus d'expéditions longue distance, toujours plus de cités filles, toujours plus de postes avancés et on livre la guerre à tous ceux qui prétendraient empêcher cette progression.

Certes la conquête du bout du monde serait longue, mais cette politique de petits pas opiniâtres était en parfait accord avec la philosophie générale des fourmis. «Lentement mais toujours en avant.» Aujourd'hui la fédération de Bel-o-kan comprenait 64 cités filles. 64 cités sous la même odeur. 64 cités reliées par un réseau de 125 kilomètres de pistes creusées et de 780 kilomètres de pistes odorantes. 64 cités solidaires pendant les batailles comme pendant les famines.

Le concept de fédération de cités permettait à certaines villes de se spécialiser. Et Belo-kiu-kiuni rêvait même de voir un jour une cité ne traiter que de céréales, une autre ne pourvoir qu'aux viandes, une troisième ne s'occuper que de la guerre. On n'en était pas encore là. C'était en tout cas un concept qui s'accordait bien avec un autre principe de la philosophie globale des fourmis. «L'avenir appartient aux spécialistes.». Les exploratrices sont encore loin des poste avancés. Elles forcent l'allure. Quand elles repassent près de la plante Carnivore, une guerrière propose qu'on la déracine pour la ramener à Belo-kiu-kiuni. Agora antennaire. Elles discutent en émettant et en recevant de minuscules molécules volatiles et odorantes. Les phéromones. Des hormones, en fait, qui arrivent à sortir de leurs corps. On pourrait visualiser chacune de ces molécules comme un bocal où chaque poisson serait un mot. Grâce aux phéromones, les fourmis se livrent à des dialogues dont les nuances sont pratiquement infinies. A voir la nervosité des mouvements d'antennes, le débat semble animé.

— C'est trop encombrant.

— Mère ne connaît pas ce genre de plante.

— On risque d'avoir des pertes et ce seront des bras en moins pour transporter le butin.

— Lorsqu'on aura apprivoisé les plantes carnivores ce seront des armes à part entière,

on pourra tenir des fronts rien qu'en les plantant alignées.

— On est fatiguées et la nuit va tomber. Elles décident de renoncer, contournent la plante et poursuivent leur route. Comme leur groupe approche d'un bosquet fleuri, le 327e mâle, qui se trouve à l'arrière, repère une pâquerette rouge. Il n'a jamais vu un tel spécimen. Il n'y a pas à hésiter.

— On n'a pas eu la dionée mais on va ramener ça.

Il se laisse distancer un instant et découpe précautionneusement la tige de la fleur. Tchlic! Puis serrant fort sa découverte, il court pour rattraper ses collègues. Seulement de collègues, il n'y en a plus. L'expédition numéro un de la nouvelle année est certes en face de lui, mais dans quel état… Choc émotionnel. Stress. Les pattes de 327e se mettent à trembler. Toutes ses compagnes gisent mortes. Qu'a-t-il bien pu se passer? L'attaque a dû être foudroyante. Elles n'ont même pas eu le temps de se mettre en position de combat, toutes sont encore en formation «serpent grosse tête».

Il inspecte les corps. Aucun jet d'acide n'a été tiré. Les fourmis rousses n'ont même pas eu le temps de lâcher leurs phéromones d'alerte.

Le 327e mâle mène l'enquête.

Il fouille les antennes du cadavre d'une sœur. Contact olfactif. Aucune image chimique n'a été enregistrée Elles marchaient et puis soudain: coupure.

Il faut comprendre, il faut comprendre. Il y a forcément une explication. D'abord nettoyer l'outil sensoriel. A l'aide des deux griffes courbes de sa patte avant, il racle ses tiges frontales, retirant la mousse acide produite par son début de stress. Il les replie vers sa bouche et les lèche. Il les essuie sur le petit éperon brosse subtilement placé par la nature en haut de son troisième coude.

Puis il abaisse ses antennes propres à la hauteur de ses yeux et les active doucement à 300 vibrations/ seconde. Rien. Il augmente le mouvement: 500, 1000, 2 000, 5 000, 8000 vibrations/ seconde. Il est aux deux tiers de sa puissance réceptrice.

Instantanément, il recueille les plus infimes effluves flottant aux alentours: vapeurs de rosée, pollens, spores, et une petite odeur qu'il a déjà sentie mais qu'il a du mal à identifier.

Il accélère encore. Puissance maximale: 12000 vibrations/seconde. En virevoltant, ses antennes engendrent des petits courants d'airs aspirants qui drainent à lui toutes les poussières.

Ça y est: il a identifié ce parfum léger. C'est l'odeur des coupables. Oui, ce ne peut être qu'elles, les impitoyables voisines du Nord qui ont déjà causé tant de soucis l'année dernière.

Elles: les fourmis naines de Shi-gae-pou…

Elles sont donc déjà réveillées, elles aussi. Elles ont dû tendre une embuscade et utiliser une nouvelle arme foudroyante. Il n'y a pas une seconde à perdre, il faut alerter toute la Fédération.

— C'est un rayon laser de très forte amplitude qui les a tous tués, chef.

— Un rayon laser?

— Oui, une nouvelle arme capable de faire fondre à distance les plus gros de nos vaisseaux. Chef…

— Vous pensez que ce sont…

— Oui, chef, seuls les Vénusiens ont pu faire ce coup-là. C'est signé.

— Dans ce cas les représailles vont être terribles. Il nous reste combien de fusées de combat stationnées dans la ceinture d'Orion?

— Quatre, chef.

— Ce ne sera jamais assez, il faudrait demander le secours des troupes de…»

— Tu reveux un peu de potage?

— Non merci, dit Nicolas complètement hypnotisé par les images.

— Allons, regarde un peu ce que tu manges ou on éteint la télé!

— Oh! maman, s'il te plait…

— Tu n'en as pas encore marre de ces histoires de petits hommes verts et de planètes aux noms de marques de lessive? demanda Jonathan.

– Ça m'intéresse. Je suis sûr qu'un jour on rencontrera des extraterrestres.

— Alors ça… depuis le temps qu'on en parle!

— Ils ont envoyé une sonde vers l'étoile la plus proche, Marco Polo elle se nomme la sonde, on devrait bientôt savoir qui sont nos voisins.

— Elle fera chou blanc comme toutes les autres sondes qu'on a déjà envoyé polluer l'espace. C'est trop loin je te dis.

— Peut-être, mais qui te dit alors que ce ne seront pas eux, les extraterrestres, qui viendront nous voir? Après tout on n'a pas élucidé tous les témoignages parlant d'OVNI.

— Quand bien même. A quoi ça nous servirait de rencontrer d'autres peuples intelligents? On finirait fatalement un jour par se faire la guerre, tu ne trouves pas qu'on a déjà assez de problèmes entre Terriens?

— Ce serait exotique. On aurait peut-être de nouveaux endroits pour aller en vacances.

— Ce serait surtout de nouveaux soucis. Il prit le menton de Nicolas.

— Allons, mon garçon, tu verras quand tu seras plus grand, tu penseras comme moi: le seul animal vraiment passionnant, le seul animal dont l'intelligence est vraiment différente de la nôtre, c'est… la femme! Lucie protesta pour la forme. Ils rirent ensemble. Nicolas se renfrogna. Ce devait être ça l'humour des adultes… Sa main partit à la recherche de la fourrure apaisante du chien.

Il n'y avait rien sous la table.

— Où est passé Ouarzazate?

Il n'était pas dans la salle à manger.

— Ouarzi! Ouarzi!

Nicolas se mit à siffler entre ses doigts. D'ordinaire l'effet était immédiat: on entendait un aboiement suivi d'un bruit de pattes. Il siffla de nouveau. Aucun résultat. Il alla chercher dans les nombreuses pièces de l'appartement. Ses parents vinrent le rejoindre. Plus de chien. La porte était fermée. Il n'avait pu sortir par ses propres moyens, les chiens ne savent pas encore utiliser les clés.

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