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Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Chli-pou-kan grandit en taille et en intelligence, c'est maintenant une cité «adolescente». En poursuivant dans la voie des technologies aquatiques, on a installé tout un réseau de canaux sous l'étage — 12. Ces bras d'eau permettent le transport rapide d'aliments d'un bout à l'autre de la ville. Les Chlipoukaniennes ont eu tout loisir de mettre au point leurs techniques de transport aquatique. Le nec plus ultra est une feuille d'airelle flottante. Il suffit de prendre le courant dans le bon sens et on peut voyager sur plusieurs centaines de têtes de voie fluviale. Des champignonnières de l'est aux étables de l'ouest, par exemple. Les fourmis espèrent réussir un jour à dresser les dytiques. Ces gros coléoptères subaquatiques, pourvus de poches d'air sous leurs élytres, nagent en effet très vite. Si on pouvait les convaincre de pousser les feuilles d'airelle, les radeaux disposeraient d'un mode de propulsion moins aléatoire que les courants.

Chli-pou-ni elle-même lance une autre idée futuriste. Elle se souvient du coléoptère rhinocéros qui l'a libérée de la toile d'araignée. Quelle machine de guerre parfaite! Non seulement les rhinocéros ont une grande corne frontale, non seulement ils ont une carapace blindée, mais ils volent aussi à vive allure. Mère imagine carrément une légion de ces bêtes, avec dix artilleuses posées sur la tête de chacune d'entre elles. Elle voit déjà ces équipages fondre, quasi invulnérables, sur les troupes ennemies qu'elles inondent d'acide… Seul écueil: tout comme les dytiques, les rhinocéros se montrent d'autant plus difficiles à apprivoiser qu'on n'arrive même pas à comprendre leur langue! Alors plusieurs dizaines d'ouvrières passent leur temps à décrypter leurs émissions olfactives et à essayer de leur faire comprendre le langage phéromonal fourmi.

Si les résultats restent pour l'instant médiocres, les Chlipoukaniennes parviennent quand même à se les concilier en les gavant de miellat. La nourriture est finalement le langage insecte le mieux partagé.

En dépit de ce dynamisme collectif, Chli-pou-ni est soucieuse. Trois escouades d'ambassadrices ont été envoyées en direction de la Fédération pour se faire reconnaître comme soixante-cinquième cité et il n'y a toujours pas de réponse. Belo-kiu-kiuni rejette-t-elle l'alliance? Plus elle y réfléchit, plus Chli-pou-ni se dit que ses ambassadrices espionnes ont dû commettre des maladresses, se faire intercepter par les guerrières au parfum de roche. À moins qu'elles ne se soient simplement laissé charmer par les effluves hallucinogènes de la lomechuse de l'étage -50… Ou quoi d'autre encore? Elle veut en avoir le cœur net. Elle n'a pas l'intention de renoncer ni à sa reconnaissance par la Fédération ni à la poursuite de l'enquête! Elle décide d'envoyer 801e, sa meilleure et plus subtile guerrière. Pour lui donner tous les atouts, la reine opère une CA avec la jeune soldate, qui en saura de la sorte autant qu'elle sur ce mystère. Elle deviendra L'œil qui voit L'antenne qui sent La griffe qui frappe de Chli-pou-kan.

La vieille dame avait préparé un plein sac à dos de victuailles et de boissons, parmi lesquelles trois Thermos de verveine chaude. Surtout, ne pas faire comme cet antipathique de Leduc, contraint de remonter vite pour avoir négligé le facteur alimentation… Mais de toute façon, aurait-il jamais trouvé le mot code? Augusta se permettait d'en douter. Entre autres accessoires, Jason Bragel s'était muni d'une bombe lacrymogène grand modèle et de trois masques à gaz; Daniel Rosenfeld, lui, avait pris un appareil photo avec flash, un modèle dernier cri. Maintenant, ils tournaient à l'intérieur du manège de pierres. Comme cela avait été le cas pour tous ceux qui les avaient précédés, la descente faisait resurgir des souvenirs, des pensées enfouis. La petite enfance, les parents, les premières souffrances, les fautes commises, l'amour frustré, l'égoïsme, l'orgueil, les remords… Leurs corps se mouvaient machinalement, au-delà, toute possibilité de fatigue. Ils s'enfonçaient dans la chair de la planète, ils s'enfonçaient dans leur vie passée. Ah! combien était longue une vie, et comme elle pouvait être destructrice, bien plus facilement destructrice que créatrice… Ils parvinrent finalement devant une porte. Un texte s'y trouvait inscrit.

L'âme au moment de la mort éprouve la même impression que ceux qui sont initiés aux grands Mystères.

Ce sont tout d'abord des courses au hasard de pénibles détours, des voyages inquiétants et sans terme à travers les ténèbres. Puis, avant la fin, la frayeur est à son comble. Le frisson, le tremblement, la sueur froide, l'épouvante dominent. Cette phase est suivie presque immédiatement d'une remontée vers la lumière, d'une illumination brusque. Une lueur merveilleuse s'offre aux yeux, on traverse des lieux purs et des prairies où retentissent les voix et les danses. Des paroles sacrées inspirent le respect religieux. L'homme parfait et initié devient libre, et il célèbre les Mystères.

Daniel prit une photo.

— Je connais ce texte, affirma Jason. C'est de Plutarque.

— Joli texte en vérité.

– Ça ne vous fait pas peur? demanda Augusta.

— Si, mais c'est fait exprès. Et de toute façon, il est dit qu'après la frayeur vient l'illumination. Alors opérons par étapes. Si un peu de frayeur est nécessaire, laissons-nous effrayer.

— Justement, les rats…

Ce fut comme s'il avait suffi d'en parler. Ils étaient là. Les trois explorateurs sentaient leurs présences furtives, appréhendaient le contact, au ras de leurs chaussures montantes. Daniel déclencha à nouveau son appareil. Le flash révéla l'image répulsive d'une moquette de boules grises et d'oreilles noires. Jason se hâta de distribuer les masques, avant de pulvériser généreusement son gaz lacrymogène aux alentours. Les rongeurs ne se le firent pas dire deux fois… La descente reprit et dura longtemps encore.

— Et si l'on pique-niquait, messieurs? proposa Augusta.

Ils pique-niquèrent donc. L'épisode des rats semblait oublié, tous trois étaient de la meilleure humeur. Comme il faisait un peu froid, ils terminèrent leur collation par une lampée d'alcool et un bon café brûlant. Normalement, la verveine n'était servie qu'au goûter.

Elles creusent longuement avant de pouvoir remonter dans une zone où la terre est meuble. Une paire d'antennes émerge enfin, tel un périscope; des odeurs inconnues l'inondent.

Air libre. Les voici de l'autre côté du bout du monde. Toujours pas de mur d'eau. Mais un univers qui, vraiment, ne ressemble en rien à l'autre. Si l'on dénombre encore quelques arbres et quelques places d'herbe, tout de suite après s'étale un désert gris, dur et lisse.

Pas la moindre fourmilière ou termitière en vue.

Elles font quelques pas. Mais d'énormes choses noires s'abattent autour d'elles. Un peu comme les Gardiens, sauf que celles-là tombent au petit bonheur la chance. Et ce n'est pas tout. Loin devant, se dresse un monolithe géant, tellement haut que leurs antennes n'arrivent pas à en percevoir les limites. Il assombrit le ciel, il écrase la terre. Ce doit être le mur du bout du monde, et derrière il y a de l'eau, pense 103 683e. Elles avancent encore un peu, pour tomber nez à nez avec un groupe de blattes agglutinées sur un morceau… d'on ne sait trop quoi. Leur carapace transparente laisse voir tous les viscères, tous les organes et même le sang qui bat dans les artères! Hideux! C'est en battant en retraite que trois moissonneuses sont pulvérisées par la chute d'une masse.

103683e et ses trois dernières camarades décident malgré tout de continuer. Elles passent des murets poreux, toujours en direction du monolithe à la taille infinie.

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