Lorsque le squelette ne forme qu'une barre mince et rigide à l'intérieur de la masse, la chair palpitante est exposée à toutes les agressions. Les blessures sont multiples et permanentes.
Mais, justement, cette faiblesse apparente force le muscle à durcir et la fibre à résister. La chair évolue.
J'ai vu des humains qui avaient forgé grâce à leur esprit des carapaces «intellectuelles» les protégeant des contrariétés. Ils semblaient plus solides que la moyenne. Ils disaient: «je m'en fous» et riaient de tout. Mais lorsqu'une contrariété arrivait à passer leur carapace les dégâts étaient terribles.
J'ai vu des humains souffrir de la moindre contrariété, du moindre effleurement, mais leur esprit ne se fermait pas pour autant, ils restaient sensibles à tout et apprenaient de chaque agression.
Edmond Wells,
Encyclop édie du savoir relatif et absolu.
Les esclavagistes attaquent! Panique à Chli-pou-kan. Des éclaireurs fourbus répandent la nouvelle dans la jeune cité.
Les esclavagistes! Les esclavagistes! Leur terrible réputation les a précédées. De même que certaines fourmis ont privilégié telle voie de développement — élevage, stockage, culture de champignons ou chimie — , les esclavagistes se sont spécialisées dans le seul domaine de la guerre. Elles ne savent faire que ça, mais le pratiquent comme un art absolu. Et tout leur corps s'y est adapté. La moindre de leurs articulations se termine par une pointe recourbée, leur chitine a une épaisseur double de celle des rousses. Leur tête étroite et parfaitement triangulaire n'offre de prise à aucune griffe. Leurs mandibules, aux allures de défenses d'éléphant portées à l'envers,
sont deux sabres courbes qu'elles manient avec une adresse redoutable. Quant à leurs mœurs esclavagistes, elles ont découlé naturellement de leur excessive spécialisation. Il s'en est même fallu de peu que l'espèce ne disparaisse, détruite par sa propre volonté de puissance. A force de guerroyer, ces fourmis ne savent plus construire de nids, élever leurs petits, ou même… se nourrir. Leurs mandibules-sabres, si efficaces dans les combats, s'avèrent bien peu pratiques pour s'alimenter normalement. Cependant, pour belliqueuses qu'elles soient, les esclavagistes ne sont pas stupides. Puisqu'elles n'étaient plus capables d'effectuer les tâches ménagères indispensables à la survie quotidienne, d'autres allaient s'en occuper à leur place. Les esclavagistes s'attaquent en particulier aux nids petits et moyens de fourmis noires, blanches ou jaunes — toutes espèces ne possédant ni dard ni glande à acide. Elles encerclent d'abord le village convoité. Dès que les assiégées s'aperçoivent que toutes les ouvrières sorties se sont fait tuer, elles décident de boucher les issues. C'est le moment que choisissent les esclavagistes pour lancer leur premier assaut. Elles débordent facilement les défenses, ouvrent des brèches dans la cité, sèment la panique dans les couloirs.
C'est alors que les ouvrières effrayées tentent d'opérer une sortie qui mettrait les œufs à l'abri. Exactement ce qu'ont prévu les esclavagistes. Elles filtrent toutes les issues et forcent les ouvrières à abandonner leur précieux fardeau. Elles ne tuent que celles qui ne veulent point obtempérer; chez les fourmis, on ne tue jamais gratuitement. À la fin des combats, les esclavagistes investissent le nid, demandent aux ouvrières survivantes de replacer les œufs à leur place et de continuer à les soigner. Lorsque les nymphes éclosent, elles sont éduquées à servir les envahisseuses, et comme elles ne connaissent rien du passé elles pensent qu'obéir à ces grosses fourmis est la manière de vivre juste et normale. Durant les razzias, les esclaves de longue date restent en retrait, cachées dans les herbes, à attendre que leurs maîtresses aient fini de nettoyer le coin. Une fois la bataille gagnée, en bonnes petites ménagères, elles s'installent dans les lieux, mélangent l'ancien butin d'œufs aux nouveaux, éduquent les prisonnières et leurs enfants. Les générations de kidnappées se superposent ainsi les unes aux autres, au gré des migrations de leurs pirates.
Il faut en général trois esclaves pour servir chacune de ces accaparatrices. Une pour la nourrir (elle ne sait manger que des aliments régurgités qu'on lui donne à la becquée); une pour la laver (ses glandes salivaires se sont atrophiées); une pour évacuer les excréments qui, sinon, s'accumulent autour de l'armure et la rongent. Le pire qui puisse arriver à ces soldâtes absolues est bien sûr d'être abandonnées par leurs servantes. Elles ressortent alors précipitamment du nid volé et partent à la recherche d'une nouvelle cité à conquérir. Si elles ne la trouvent pas avant la nuit, elles peuvent mourir de faim et de froid. La mort la plus ridicule pour ces magnifiques guerrières!
Chli-pou-ni a entendu de nombreuses légendes sur les esclavagistes. On prétend qu'il y a déjà eu des révoltes d'esclaves, et que les esclaves connaissant bien leurs maîtresses n'avaient pas forcément le dessous. On raconte aussi que certaines esclavagistes font la collection d'œufs fourmis, dans l'idée d'en avoir de toutes les tailles et de toutes les espèces. Elle imagine une salle pleine de tous ces œufs de toutes grosseurs, de toutes couleurs. Et sous chaque enveloppe blanche… une culture myrmécéenne spécifique, prête à s'éveiller pour le service de ces brutes primaires.
Elle s'arrache à sa pénible songerie. Il faut d'abord penser à faire front. La horde esclavagiste a été signalée venant de l'est. Les éclaireurs et les espions chlipoukaniens assurent qu'elles sont de quatre cents à cinq cent mille soldâtes. Elles ont traversé le fleuve en utilisant le souterrain du port de Sateï. Et sont parait-il assez «agacées», car elles possédaient un nid ambulant de feuilles tissées dont elles ont dû se défaire pour passer dans le tunnel. Elles n'ont donc plus de logis, et si elles ne prennent pas Chli-pou-kan, elles devront passer la nuit dehors! La jeune reine tente de réfléchir le plus calmement possible: Si elles étaient si heureuses avec leur nid tissé portatif, pourquoi se sont-elles senties obligées de passer le fleuve? Mais elle connaît la réponse.
Les esclavagistes détestent les villes d'une haine aussi viscérale qu'incompréhensible. Chacune représente pour elles une menace et un défi. Eternelle rivalité entre gens des plaines et gens des villes. Or les esclavagistes savent que de l'autre côté du fleuve existent des centaines de cités fourmis, toutes plus riches et raffinées les unes que les autres.
Chli-pou-kan n'est malheureusement pas prête à encaisser un tel assaut. Certes, depuis quelques jours, la ville regorge d'un bon million d'habitantes; certes, on a construit un mur de plantes carnivores sur la frontière est… mais cela ne suffira jamais. Chli-pou-ni sait que sa cité est trop jeune, pas assez aguerrie. En outre, elle n'a toujours pas de nouvelles des ambassadrices qu'elle a envoyées à Bel-o-kan pour signifier l'appartenance à la Fédération. Elle ne peut donc compter sur la solidarité des cités voisines. Même Guayeï-Tyolot est à plusieurs milliers de tête, il est impossible d'avertir les gens de ce nid d'été… Qu'aurait fait Mère devant une telle situation? Chli-pou-ni décide de réunir quelques-unes de ses meilleures chasseresses (elles n'ont pas encore eu l'occasion de prouver qu'elles étaient guerrières) pour une communication absolue. Il est urgent de mettre au point une stratégie. Elles sont encore réunies dans la Cité interdite lorsque les vigiles postées dans l'arbuste surplombant Chli-pou-kan annoncent qu'on perçoit les odeurs d'une armée qui accourt.
Tout le monde se prépare. Aucune stratégie n'a pu être établie. On va improviser. Le branle-bas de combat est donné, les légions s'assemblent tant bien que mal (elles ignorent encore tout de la formation, chèrement acquise face aux fourmis naines). En fait, la plupart des soldâtes préfèrent placer leurs espoirs dans le mur de plantes carnivores.