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MOUSTIQUE: Le moustique est l'insecte qui duellise le plus volontiers avec l'humain. Chacun d'entre nous s'est retrouvé un jour, en pyjama debout sur le lit, la pantoufle à la main, l'œil guettant le plafond immaculé. Incompréhension. Pourtant ce qui gratte ce n'est que la salive désinfectante de sa trompe. Sans cette salive chaque piqûre pourrait s'infecter. Et encore le moustique prend toujours la précaution de ne piquer qu'entre deux points de réception de la douleur!

Face à l'homme, la stratégie du moustique a évolué. Il a appris à devenir plus rapide, plus discret, plus vif au décollage. Il devient déplus en plus difficile à repérer. Certains audacieux de la dernière génération n'hésitent pas à se cacher sous l'oreiller de leur victime. Ils ont découvert le principe de la «Lettre volée» d'Edgar Allait Poe: la meilleure cachette est celle qui crève les yeux, car on pense toujours à aller chercher plus loin ce qui se trouve tout près.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Grand-Mère Augusta contempla ses valises déjà prêtes. Demain elle allait déménager rue des Sybarites. Cela paraissait incroyable, mais Edmond avait envisagé la disparition de Jonathan et il avait inscrit dans son testament: «si Jonathan meurt ou disparaît, et s'il n'a pas lui-même établi de testament, je souhaiterais que ce soit Augusta Wells, ma mère, qui vienne occuper mon appartement. Si elle-même venait à disparaître, ou si elle refusait ce legs, je souhaiterais que ce soit Pierre Rosenfeld qui hérite des lieux; et si lui-même refusait ou disparaissait, Jason Bragel pourrait alors venir habiter…»

Il faut reconnaître qu'à la lumière des événements récents, Edmond n'avait pas eu tort de se prévoir au moins quatre héritiers. Mais Augusta n'était pas superstitieuse, et puis elle pensait que même si Edmond était misanthrope il n'avait aucune raison de vouloir la mort de son neveu et de sa mère. Quant à Jason Bragel, il s'agissait de son meilleur ami!

Une idée curieuse lui traversa l'esprit. On aurait dit qu'Edmond avait cherché à gérer le futur comme si… tout commençait après sa mort.

Cela fait des jours qu'elles marchent dans la direction du soleil levant. La santé de 4000e ne cesse de se détériorer, mais la vieille guerrière continue d'avancer sans se plaindre. Elle est vraiment d'un courage et d'une curiosité à toute épreuve. Par une fin d'après-midi, alors qu'elles escaladent le tronc d'un noisetier, elles se trouvent soudain encerclées par des fourmis rouges. Encore de ces bestioles du Sud qui ont voulu voir du pays! Leur corps allongé est pourvu d'un aiguillon venimeux dont chacun sait que le moindre contact provoque une mort instantanée. Les deux rousses aimeraient être ailleurs. A part quelques mercenaires dégénérés, 103 683e n'a encore jamais vu de rouges dans le grand Extérieur. Décidément, les terres de l'Est valent d'être découvertes… Agitation d'antennes. Les fourmis rouges savent communiquer dans la même langue que les Belokaniennes.

Vous n'avez pas les bonnes phéromones passeports. Dehors! Ceci est notre territoire. Les rousses répondent qu'elles ne font que passer, elles désirent aller au bout du monde oriental. Les fourmis rouges se concertent. Elles ont reconnu les deux autres comme étant de la Fédération des rousses. Celle-ci est peut-être loin, mais elle est puissante (64 cités avant le dernier essaimage) et la réputation de ses années a franchi le fleuve de l'Ouest. Il vaut peut-être mieux ne pas chercher des prétextes de conflit. Un jour fatalement, des rouges, qui sont une espèce migrante, se trouveront obligées de traverser les territoires fédérés des rousses. Les mouvements d'antennes s'apaisent progressivement. L'heure est à la synthèse. Une rouge transmet l'avis du groupe Vous pouvez passer une nuit ici. Nous sommes prêtes à,vous indiquer le chemin du bout du monde, et même à vous y accompagner. En échange vous nous laisserez quelques-unes de vos phéromones d'identification.

Le marché est équitable. 103683e et 4000e savent qu'en donnant de leurs phéromones elles offrent aux rouges un précieux laissez-passer pour tous les vastes territoires de la Fédération. Mais pouvoir aller au bout du monde et en revenir n'a pas de prix… Leurs hôtes les guident vers le campement, situé quelques branches plus haut. Cela ne ressemble à rien de connu. Les fourmis rouges, qui pratiquent le tissage et la couture, ont bâti leur nid provisoire en cousant bord à bord trois grandes feuilles de noisetier. L'une sert de plancher, les autres de murs latéraux.

103 683e et 4000e observent un groupe de tisseuses, occupées à fermer le «toit» avant la nuit. Elles sélectionnent la feuille du noisetier qui va faire office de plafond. Pour réunir cette feuille aux trois autres, elles forment une échelle vivante, dizaines d'ouvrières qui s'empilent les unes sur les autres jusqu'à fabriquer un monticule susceptible d'atteindre la feuille-plafond. Plusieurs fois la pile s'effondre. C'est trop haut.

Les rouges changent alors de méthode. Un groupe d'ouvrières se hisse sur la feuille-plafond, composant une chaîne qui s'accroche et qui pend à la pointe extrême du végétal. La chaîne descend, descend afin de rejoindre l'échelle vivante toujours placée en dessous. C'est encore trop loin, aussi la chaîne est-elle lestée en son bout par une grappe de rouges.

Ça y est presque, la tige de la feuille s'est courbée. Il ne manque que très peu de centimètres sur la droite. Les fourmis de la chaîne lancent un mouvement de pendule pour compenser l'écart. À chaque fin de balancement la chaîne s'étire, elle semble sur le point de rompre mais elle tient bon. Enfin les mandibules des acrobates du haut et du bas réalisent leur jonction, tchac! Deuxième manœuvre: la chaîne rétrécit. Les ouvrières du milieu, avec mille précautions, sortent du rang, montent sur les épaules de leurs collègues, et tout le monde tire pour rapprocher les deux feuilles. La feuille-plafond descend petit à petit sur le village, étendant son ombre sur le plancher. Toutefois, si la boîte a son couvercle, il faut à présent le sceller. Une vieille rouge se rue à l'intérieur d'une maison et ressort en brandissant une grosse larve. Voilà l'instrument du tissage. On ajuste les bords bien parallèlement, on les maintient en contact. Puis on amène la larve fraîche. La pauvresse était en train de construire son cocon pour opérer sa mue en toute tranquillité, on ne lui en laissera point le loisir. Une ouvrière saisit un fil dans cette pelote et commence à la dévider. Avec un peu de salive elle en colle l'extrémité à une feuille et passe ensuite le cocon à sa voisine.

La larve, sentant qu'on lui retire son fil, en produit d'autre pour compenser. Plus on la dénude, plus elle a froid et plus elle crache sa soie. Les ouvrières en profitent. Elles se passent cette navette vivante de mandibule en mandibule et ne lésinent pas sur la quantité de fil. Lorsque leur enfant meurt, épuisé, elles en prennent un autre. Douze larves sont ainsi sacrifiées à ce seul ouvrage. Elles achèvent de fermer le second bord de la feuille-plafond; le village présente maintenant l'aspect d'une boite verte aux arêtes blanches. 103683e, qui s'y promène presque comme chez elle, remarque à différentes reprises des fourmis noires au milieu de la foule de fourmis rouges. Elle ne peut s'empêcher de questionner. Ce sont des mercenaires? Non, ce sont des esclaves. Les rouges ne sont pourtant pas connues pour leurs mœurs esclavagistes… L'une de celles-ci consent à expliquer qu'elles ont croisé récemment une horde de fourmis esclavagistes qui s'acheminaient vers l'ouest, et qu'elles ont alors échangé des œufs de noires contre un nid tissé portatif. 103683e ne lâche pas si vite son interlocutrice et lui demande si la rencontre n'a pas tourné ensuite à la bagarre. L'autre répond que non, que les terribles fourmis étaient déjà repues, elles n'avaient que trop d'esclaves; de plus, elles avaient peur du dard mortel des rouges. Les fourmis noires issues des œufs troqués avaient pris les odeurs passeports de leurs hôtes et les servaient comme s'il s'agissait de leurs parents. Et comment pourraient-elles savoir que leur patrimoine génétique fait d'elles des prédatrices et non pas des esclaves? Elles ne connaissent rien du monde en dehors de ce que les rouges veulent bien leur raconter. Vous n'avez pas peur qu'elles se révoltent? Bon, il y avait déjà eu des soubresauts. En général les rouges anticipaient les incidents en éliminant les récalcitrantes isolées. Tant que les noires ne savaient pas qu'elles avaient été dérobées dans un nid, qu'elles faisaient partie d'une autre espèce, elles manquaient de motivation réelle… La nuit et le froid descendent sur le noisetier. On attribue aux deux exploratrices un coin où passer la mini-hibernation nocturne.

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