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A
A

— Gebegeeeege, articula-t-il.

Un filet de bave coulait de sa bouche tombante. Il se passa sur le visage une main couverte de plaies que le regard exercé de ses collègues assimila à des coups de couteau.

— Que s'est-il passé? Vous avez été attaqué?

— Geuuuubegeu!

— Y a-t-il d'autres personnes vivantes là-dessous?

— Beugeugeeebebeggebee!

Comme il était incapable d'en dire plus, on soigna ses plaies, on l'enferma dans un centre de soins psychiatriques et on mura la porte de la cave.

Le plus infime de leurs grattements de pattes sur le sol déclenche une variation dans l'intensité de la lumière. Celle-ci frémit, comme si elle les entendait venir, comme si elle était vivante.

Les fourmis s'immobilisent, pour en avoir le cœur net. La lueur ne tarde guère à s'amplifier, jusqu'à éclairer les moindres anfractuosités des couloirs. Les deux espionnes se cachent précipitamment pour ne pas être repérées par l'étrange projecteur. Puis, profitant d'une chute d'intensité lumineuse, elles foncent vers la source des rayons.

Eh bien, il s'agit d'un coléoptère phosphorescent. Une luciole en rut. Dès qu'elle a repéré les intruses, elle s'éteint complètement… Mais comme il ne se passe rien, elle retrouve doucement une faible clarté verte, prudente mise en veilleuse. 103 683e lance des odeurs de non-agression. Bien que tous les coléoptères comprennent ce langage, la luciole ne répond pas. Sa clarté verte se ternit, vire au jaune avant de devenir peu à peu rougeâtre. Les fourmis supposent que cette nouvelle couleur exprime l'interrogation. Nous sommes perdues dans cette termitière, émet la vieille exploratrice. D'abord, l'autre ne répond pas. Au bout de quelques degrés, elle se met à clignoter, ce qui peut exprimer aussi bien la joie que l'agacement. Dans le doute, les fourmis attendent. La luciole part soudain dans un couloir transversal en clignotant de plus en plus vite. On dirait qu'elle veut montrer quelque chose. Elles la suivent.

Les voici dans un secteur encore plus frais et humide. Des couinements lugubres se font entendre, on ne sait où. Comme des cris de détresse se répandant sous forme d'odeurs et de sons.

Les deux exploratrices s'interrogent. Or, si l'insecte de lumière ne parle pas, il entend parfaitement. Et comme pour répondre à leur question il s'allume et s'éteint par longues saccades, comme s'il voulait dire

N'ayez pas peur, suivez-moi. Tous trois s'enfoncent de plus en plus profondément dans le sous-sol étranger et parviennent ainsi dans une zone très froide, où les couloirs sont beaucoup plus larges.

Les couinements reprennent avec une vigueur accrue,

Attention! émet brusquement 4000e.

103 683e se retourne. La luciole éclaire une espèce de monstre qui s'approche, visage fripé de vieillard, corps enveloppé dans un linceul blanc transparent. La soldate hurle une puissante odeur de terreur qui suffoque ses deux compagnes. La momie continue d'avancer, elle semble même se pencher pour leur parler. En fait, elle bascule en avant. Elle s'affale de tout son long sur le soi, violemment. La coque s'ouvre. Et le monstrueux vieillard se métamorphose en nouveau-né… Une nymphe termite! Elle devait se tenir en équilibre dans un coin. Eventrée, la momie continue de se tortiller en poussant des couinements tristes. C'était donc ça, l'origine des cris. Et des momies, il y en a d'autres. Car les trois insectes se trouvent dans une pouponnière. Des centaines de nymphes termites sont alignées verticalement contre les murs. 4000e les inspecte et s'aperçoit que certaines sont mortes faute de soins. Les survivantes lancent des odeurs de détresse pour appeler les nourrices. Cela fait au moins 2° qu'elles n'ont pas été léchées, elles sont toutes en train de mourir d'inanition. C'est aberrant. Jamais un insecte social n'abandonnerait, ne serait-ce qu'un F-temps, ses couvains. Ou alors… La même idée traverse l'esprit des deux fourmis. Ou alors… C'est que toutes les ouvrières sont mortes et qu'il ne reste plus que les nymphes! La luciole clignote encore, leur faisant signe de la suivre dans de nouveaux couloirs. Une senteur bizarre envahit l'air. La soldate marche sur quelque chose de dur. Elle n'a pas d'ocelles infrarouges et ne voit pas dans le noir. La lumière vivante approche et éclaire les pattes de 103 683e. Un cadavre de soldat termite! Ça ressemble assez à une fourmi, à part que c'est tout blanc et que ça n'a pas d'abdomen détaché… Et de ces cadavres blancs, il y en a des centaines jonchant le sol. Quel massacre! Et le plus étrange: tous les corps sont intacts. Il n'y a pas eu de combat! La mort a dû être foudroyante. Les habitants sont encore figés dans des positions de travail quotidien. Certains semblent dialoguer ou couper du bois entre leurs mandibules. Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle catastrophe? 4 000e examine ces statues morbides. Elles sont imprégnées de fragrances piquantes. Un frisson parcourt les deux fourmis. C'est un gaz empoisonné. Voilà qui explique tout: la disparition de la première expédition lancée contre la termitière; le dernier survivant de la seconde expédition qui meurt sans aucune blessure.

Et si elles-mêmes ne ressentent rien, c'est que depuis le temps le gaz toxique s'est dispersé. Mais alors, pourquoi les nymphes ont-elles survécu? La vieille exploratrice émet une hypothèse. Elles ont des défenses immunitaires spécifiques; leur cocon les a peut-être sauvées… Elles doivent maintenant être vaccinées contre le poison. C'est la fameuse mithridatisation qui permet aux insectes de résister à tous les insecticides en produisant des générations mutantes. Mais qui a bien pu introduire ce gaz meurtrier? C'est un véritable casse-tête. Une fois de plus, en cherchant l'arme secrète, 103683'e est tombée sur d' «autres choses», tout aussi incompréhensibles. 4000e voudrait sortir. La luciole clignote en signe d'assentiment. Les fourmis donnent quelques morceaux de cellulose aux larves qui peuvent être sauvées, puis partent à la recherche de la sortie. La luciole les suit. Au fur et à mesure qu'elles avancent, les cadavres de soldats termites laissent la place à des cadavres d'ouvrières chargées du soin de la reine. Certaines tiennent encore dans leurs mandibules des œufs! L'architecture devient de plus en plus sophistiquée. Les couloirs, de coupe triangulaire, sont gravés de signes. La luciole change de couleur et se met à diffuser une lumière bleutée. Elle a dû percevoir quelque chose. De fait, un halètement se fait entendre au fond du couloir.

Le trio parvient devant une sorte de sanctuaire protégé par cinq gardes géants. Tous morts. Et l'entrée en est obstruée par les corps inanimés d'une vingtaine de petites ouvrières. Les fourmis les dégagent en se les passant de patte en patte. Une caverne dont la forme sphérique est presque parfaite se trouve ainsi dévoilée. La loge royale termite. C'est de là que provenait le bruit.

La luciole donne une belle lumière blanche, qui, au centre de la pièce, éclaire une sorte d'étrange limace. C'est la reine termite, une caricature de reine fourmi, Sa petite tête et son thorax rachitique sont prolongés d'un fantastique abdomen de près de cinquante têtes de long. Cet appendice hypertrophié est régulièrement secoué de spasmes.

La petite tête s'agite de douleur, proférant des hurlements en auditif et en olfactif. Les cadavres des ouvrières avaient si bien bouché l'orifice d'entrée que le gaz n'a pas pu pénétrer. Mais la reine est en train de mourir faute de soins.

Regarde son abdomen! Les petits poussent de l'intérieur et elle n'arrive pas à accoucher seule.

La luciole monte au plafond et produit en toute innocence une lumière orangée semblable à celle qui baigne les tableaux de Georges de La Tour.

Sous les efforts conjugués des deux fourmis, les œufs commencent à s'écouler de l'énorme sac procréateur. C'est un véritable robinet à vie. La reine semble soulagée, elle a cessé de crier.

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