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— C'est toujours la même vieille rivalité entre l'esprit saxon et l'esprit latin, non?

— Non. Cette bataille est plutôt comparable à celle mettant face à face les partisans de 1 " inné ", et ceux de 1 «acquis». Naît-on crétin ou le devient-on? C'est l'une des questions auxquelles nous tentons de répondre en étudiant les sociétés de fourmis!

— Mais pourquoi ne pas faire ces expériences sur les lapins ou les souris?

— Les fourmis présentent cette formidable opportunité de nous permettre de voir une société fonctionner, une société composée de plusieurs millions d'individus. C'est comme observer un monde. Il n'existe pas à ma connaissance de ville de plusieurs millions de lapins ou de souris…»

Coup de coude.

— T'entends ça, Nicolas?

Mais Nicolas n'écoutait pas. Ce visage, ces yeux jaunes, il les avait déjà vus. Où ça? Quand ça? Il fouilla dans sa mémoire. Exact, il s'en rappelait maintenant. C'était l'homme des reliures. Il avait prétendu se nommer Gougne, mais il ne faisait qu'une seule et même personne avec ce Leduc qui se faisait mousser à la télé.

Sa découverte plongea Nicolas dans un abîme de réflexions. Si le professeur avait menti, c'était pour essayer de s'approprier l'encyclopédie. Le contenu devait en être précieux pour l'étude des fourmis. Elle devait se trouver là-dessous. Elle était forcément dans la cave. Et c'est cela qu'ils convoitaient tous: Papa, Maman et ce Leduc. Il fallait aller la chercher, cette maudite encyclopédie, et l'on comprendrait tout.

Il se leva.

— Où tu vas?

Il ne répondit rien.

— Je croyais que ça t'intéressait, les fourmis? Il marcha jusqu'à la porte, puis courut pour rejoindre sa chambre. Il n'aurait pas besoin de beaucoup d'affaires. Juste sa veste de cuir fétiche, son canif et ses grosses chaussures à semelles de crêpe.

Les pions ne lui prêtèrent même pas attention lorsqu'il traversa le grand hall. Il s'enfuit de l'orphelinat.

De loin, on ne distingue de Guayeï-Tyolot qu'une sorte de cratère arrondi. Comme une taupinière. Le «poste avancé» est une minifourmilière, occupée par une centaine d'individus. Elle ne fonctionne que d'avril à octobre et reste vide tout l'automne et tout l'hiver.

Ici, comme chez les fourmis primitives, il n'y a pas de reine, pas d'ouvrières, pas de soldâtes. Tout le monde est tout en même temps. Du coup, on ne se gêne pas pour critiquer la fébrilité des cités géantes. On se moque des embouteillages, des effondrements de couloirs, des tunnels secrets qui vous transforment une ville en pomme véreuse, des ouvrières hyperspécialisées qui ne savent plus chasser, des concierges aveugles murées à vie dans leur goulet…

103 683e inspecte le poste. Guayeï-Tyolot est composé d'un grenier et d'une vaste salle principale. Cette pièce est percée d'un orifice plafonnier par lequel se glissent deux rayons de soleil révélant des dizaines de trophées de chasse, cuticules vides suspendues aux murs. Les courants d'air les font siffler. 103683e s'approche de ces cadavres multicolores. Une autochtone vient lui caresser les antennes. Elle lui désigne ces êtres superbes tués grâce à toutes sortes de ruses myrmécéennes. Les animaux sont recouverts d'acide formique, substance qui permet aussi de préserver les cadavres. Il y a là, alignés avec soin, toutes sortes de papillons et d'insectes de tailles, de formes et de couleurs les plus variées. Et pourtant, un animal bien connu manque à la collection: la reine termite.

103 683e demande s'ils ont des problèmes avec les voisins termites. L'autochtone lève les antennes pour marquer sa surprise. Elle cesse de mâchouiller entre ses mandibules et un lourd silence olfactif tombe. Termites?

Ses antennes s'abaissent. Elle n'a plus rien à émettre. De toute façon elle a du travail, un dépeçage en cours. Elle a assez perdu de temps. Salut. Elle se tourne, prête à déguerpir. 103683e insiste. L'autre semble maintenant complètement paniquée. Ses antennes tremblent un peu. Visiblement, le mot termite évoque quelque chose de terrible pour elle. Engager la conversation sur ce sujet semble au-dessus de ses forces. Elle file vers un groupe d'ouvrières en pleine beuverie.

Ces dernières, après s'être rempli le jabot social d'alcool de miel de fleurs, se dégustent mutuellement l'abdomen, formant une longue chaîne fermée sur elle-même. Cinq chasseresses affectées au poste avancé font alors une entrée assez bruyante. Elles poussent une chenille devant elles. On a trouvé ça. Le plus extraordinaire c'est que ça produit du miel! Celle qui a émis cette nouvelle tapote la captive de la pointe de ses antennes. Puis elle dispose une feuille, et dès que la chenille commence à manger, elle lui saute sur le dos. La chenille se cabre, mais en vain. La fourmi lui plante ses griffes dans les flancs, assure bien sa prise, se retourne et lui lèche le dernier segment, jusqu'à ce qu'une liqueur s'en écoule. Tout le monde la félicite. On se passe de mandibule en mandibule ce miellat jusqu'alors inconnu. La saveur diffère de celle des pucerons. Elle est plus onctueuse, avec un arrière-goût de sève plus prononcé.

Alors que la 103683e déguste cette liqueur exotique, une antenne lui effleure le crâne.

Il paraît que tu cherches des renseignements sur les termites.

La fourmi qui vient de lui lancer cette phéromone semble très très âgée. Toute sa carapace est rayée de coups de mandibule.

103683e ramène les antennes en arrière en signe d'acquiescement.

Suis-moi!

Elle s'appelle la 4000e guerrière. Sa tête est plate comme une feuille. Ses yeux sont minuscules. Lorsqu'elle émet, ses effluves chevrotants sont très faibles en alcool. C'est peut-être pour cela qu'elle a tenu à discuter dans une minuscule cavité pratiquement fermée.

N'aie crainte, on peut parler ici, ce trou est ma loge.

103 683e lui demande ce qu'elle sait sur la termitière de l'Est. L'autre écarte ses antennes.

Pourquoi t'intéresses-tu à ce sujet? Tu n'es venue que pour la chasse au lézard, non? 103 683e décide déjouer franc-jeu avec cette vieille asexuée. Elle lui raconte qu'une arme secrète et incompréhensible a été utilisée contre les soldâtes de La-chola-kan. On avait d'abord cru qu'il s'agissait d'un coup des naines, mais ce n'étaient pas elles. Alors tout naturellement leurs soupçons se sont portés sur les termites de l'Est, les seconds grands ennemis… La vieille replie les antennes en signe de surprise. Elle n'a jamais entendu parler de cette affaire. Elle examine la 103 683e et demande: C'est l'arme secrète qui t'a arraché ta cinquième patte?

La jeune soldate répond par la négative. Elle l'a perdue dans la bataille des Coquelicots, lors de la libération de La-chola-kan. La 4000e s'enthousiasme aussitôt. Elle y était! Quelle légion?

La 15e et toi?

La 3e

Durant la dernière charge, l'une se battait sur le flanc gauche et l'autre sur le flanc droit.

Elles échangent quelques souvenirs. Il y a toujours beaucoup de leçons à retenir d'un champ de bataille. Par exemple, la 4000e a remarqué au tout début des combats l'utilisation de moucherons messagers mercenaires. Il s'agit selon elle d'une méthode de communication grande distance très supérieure aux traditionnelles «coureuses».

La soldate belokanienne, qui n'avait rien remarqué, approuve de bon coeur. Puis se hâte de revenir à son sujet.

Pourquoi personne ne veut me parler des termites?

La vieille guerrière s'approche. Leurs têtes se frôlent.

Il se passe ici aussi des choses très étranges…

Ses effluves suggèrent le mystère. Très étranges, très étranges… la phrase rebondit en écho olfactif sur les murs. Puis la 4000e explique que depuis quelque temps on ne voit plus un seul termite de la cité de l'Est. Ils utilisaient auparavant le passage du fleuve par Sateï pour envoyer des espionnes à l'ouest, on le savait et on les contrôlait tant bien que mal. Maintenant il n'y avait même plus d'espionnes. Il n'y avait rien.

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