Moi, un animal qui ne souffrirait pas… me ferait très peur.
Mais ce concept est faux. Car la fourmi décapitée émet une odeur particulière. L'odeur de la douleur. Il se passe donc quelque chose. La fourmi n'a pas d'influx nerveux électrique mais elle a un influx chimique. Elle sait quand il lui manque un morceau, et elle souffre. Elle souffre à sa manière, qui est sûrement fort différente de la nôtre, mais elle souffre.
Edmond Wells
Encyclopédie du savoir relatif et absolu.
Les combats reprennent à 11 h 47. Une longue ligne compacte de soldâtes naines monte lentement à l'assaut de la colline des Coquelicots.
Les tanks apparaissent entre les fleurs. A un signal donné, ils dévalent la pente. Les légions des rousses et de leurs mercenaires caracolent sur les flancs, prêtes à terminer le travail des mastodontes.
Les deux armées ne sont plus qu'à cent têtes de distance… Cinquante… Vingt… Dix! A peine la première casse-graines arrive-t-elle au contact qu'il se passe quelque chose de très inattendu. La ligne dense des Shigaepouyennes s'ouvre soudain en larges pointillés. Les soldâtes forment les carrés. Chaque tank voit s'évaporer l'adversaire et ne trouve plus en face qu'un couloir désert. Aucun n'a le réflexe de zigzaguer pour accrocher les naines. Les mandibules claquent dans le vide, les trente-six pattes s'emballent stupidement. Un effluve acre se répand: Coupez-leur les pattes!
Des naines plongent aussitôt sous les tanks et tuent les porteuses. Elles s'en retirent alors dare-dare pour ne pas être écrasées par la masse de la casse-graines qui s'affale. D'autres se jettent hardiment entre la double rangée de trois porteuses et crèvent d'une mandibule unique le ventre offert. Un liquide coule, le réservoir de vie des casse-graines se déverse sur le sol. D'autres encore escaladent les mastodontes, leur coupent les antennes et sautent en marche. Les tanks s'effondrent les uns après les autres. Les casse-graines sans porteuses se traînent comme des grabataires et sont achevées sans problème. Vision de terreur! des cadavres de casse-graines éventrés sont dérisoirement transportés par leurs six ouvrières qui ne se sont encore aperçues de rien… Des casse-graines privées d'antennes voient leurs «roues» partir dans des directions différentes et les écarteler…
Une telle débâcle sonne le glas de la technologie des tanks. Combien de grandes inventions ont ainsi disparu de l'histoire des fourmis parce que la parade avait été trouvée trop vite!
Les légions des rousses et de leurs mercenaires qui flanquaient le front des tanks se retrouvent toutes nues. Elles qu'on avait placées là pour ramasser les miettes en sont réduites à charger désespérément. Mais les carrés de naines se sont déjà refermés, tant le massacre des casse-graines a été rondement mené. A peine les Belokaniennes en touchent-elles un bord qu'elles se retrouvent aspirées et démontées par des milliers de mandibules gloutonnes. Les rousses et leurs reîtres n'ont plus qu'à battre en retraite. Regroupées sur la crête, elles observent les naines qui remontent lentement à l'assaut, toujours en carres compacts. C'est une vision affolante! Dans l'espoir de gagner du temps, les plus grosses soldâtes charrient des graviers qu'elles font rouler du haut de la colline. L'avalanche ne ralentit guère l'avance des naines. Vigilantes, elles s'écartent sur le passage des blocs et reprennent aussitôt leur place. Peu se font écraser. Les légions belokaniennes recherchent éperdument la combinaison qui les sortirait de ce pétrin. Quelques guerrières proposent d'en revenir aux vieilles techniques de combat. Pourquoi ne pas donner tout simplement de l'artillerie? Car s'il est vrai que depuis le début des hostilités on a peu utilisé l'acide, qui, dans les mêlées, tue autant d'amis que d'ennemis, celui-ci devrait fournir de très bons résultats contre les carrés denses des naines. Les artilleuses se hâtent de prendre position, bien calées sur leurs quatre pattes postérieures, l'abdomen dardé en avant. Elles peuvent ainsi pivoter de droite à gauche et de haut en bas pour choisir le meilleur angle de visée. Les naines, à présent juste en contrebas, voient les bouts des milliers d'abdomens dépasser de la crête mais elles ne font pas tout de suite le rapprochement. Elles ont accéléré, prenant leur élan pour franchir les derniers centimètres du talus.
A l'attaque! Serrez les rangs!
Un seul mot d'ordre claque dans le camp adverse
Feu!
Les ventres braqués pulvérisent leur brûlant venin sur les carrés de naines. Pfout, pfout, pfout. Les jets jaunes sifflent dans les airs, cinglent de plein fouet la première ligne d'assaillantes.
Ce sont les antennes qui fondent d'abord.
Elles dégoulinent sur les crânes. Puis le poison se répand sur les cuirasses, les liquéfiant comme si elles n'étaient qu'en plastique.
Les corps martyrisés s'affaissent et forment un mince barrage qui fait trébucher les naines. Elles se ressaisissent, enragées, se jettent de plus belle à l'assaut de la crête.
En haut, une ligne d'artilleuses rousses a pris le relais de la précédente.
Feu!
Les carrés se disloquent, mais les naines continuent d'avancer, piétinant les morts mous.
Troisième ligne d'artilleuses. Les cracheuses de colle se joignent à elles.
Feu!
Cette fois, les carrés de naines explosent franchement. Des groupes entiers se débattent dans les flaques de glu. Les naines tentent de contre-attaquer en alignant elles aussi une rangée d'artilleuses. Celles-ci avancent vers le sommet en marche arrière et tirent sans pouvoir viser. A contre-pente elles ne peuvent se caler.
Feu! émettent les naines.
Mais leurs abdomens courts ne tirent que des gouttelettes d'acide. Même en atteignant leur objectif, leurs jets ne font qu'irriter sans percer les carapaces.
Feu!
Les gouttes d'acide des deux camps se croisent, s'annulent parfois. Devant le peu de résultats obtenus, les Shigaepiennes renoncent à utiliser leur artillerie. Elles pensent pouvoir gagner en gardant la tactique des carrés compacts d'infanterie.
Serrez les rangs.
Feu! répondent les rousses dont leur artillerie fait toujours merveille. Nouvelle giclée d'acide et de glu.
Malgré l'efficacité des tirs, les naines parviennent en haut de la colline des coquelicots. Leurs silhouettes forment une frise noire assoiffée de vengeance.
Charge. Rage. Saccage.
Désormais il n'y a plus de «gadgets». Les artilleuses rousses ne peuvent plus faire gicler leur abdomen, les carrés de naines ne peuvent plus rester compacts.
Nuée. Ruée. Coulée.
Tout le monde se mélange, se dérange, se range, court, tourne, fuit, fonce, se disperse, se réunit, fomente de petites attaques, pousse, entraîne, bondit, s'effondre, rassure, crache, soutient, hurle de l'air chaud. Partout la mort est désirée. On se mesure, on s'escrime, on ferraille. On court sur les corps vivants et sur ceux qui déjà ne bougent plus. Chaque rousse se retrouve coiffée d'au moins trois naines furieuses. Mais,comme les rousses sont trois fois plus grosses, les duels se déroulent à peu près à armes égales. Corps à corps. Cris odorants. Phéromones amères en brumes.
Les millions de mandibules pointues, crénelées, en dents de scie, en sabre, en pince plate, à simple tranchant, à double tranchant, enduites de salive empoisonnées, de glu, de sang s'emboîtent. Le sol tremble. Corps à corps.
Les antennes plombées de leurs petites flèches fouettent l'air pour maintenir l'adversaire à distance. Les pattes griffues les frappent comme s'ils s'agissaient de petits roseaux agaçants. Prise. Surprise. Méprise. On attrape l'autre par les mandibules, les antennes, la tête, le thorax, l'abdomen, les pattes, les genoux, les coudes, les brosses articulaires, une brèche dans la carapace, un créneau dans la chitine, un œil. Puis les corps basculent, roulent dans la terre moite. Des naines escaladent un coquelicot indolent et de là-haut se laissent choir toutes griffes tendues sur une rousse carrossée. Elles lui perforent le dos puis la troue jusqu'au cœur. Corps à corps.