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«Les hindous appartiennent pour la vie à leur caste de naissance. Chaque caste fonctionne selon son propre ensemble de règles, un code rigide que nul ne saurait transgresser sans être mis au ban de sa caste d'origine comme de toutes les autres. Pour comprendre de tels comportements il nous faut nous rappeler que…»

— Il est une heure du matin, intervint Lucie. Nicolas était surgavé d'images. Depuis les problèmes avec la cave, il se faisait bien ses quatre heures de télévision par jour. C'était son moyen de ne plus penser et de ne plus être lui-même. La voix de sa mère le ramena aux pénibles réalités.

— Allons, tu n'es pas fatigué?

— Où est Papa?

— Il est encore dans la cave. Il faut dormir maintenant.

— Je ne peux pas dormir.

— Tu veux que je te raconte une histoire?

— Oh oui! une histoire! Une belle histoire! Lucie l'accompagna dans sa chambre et s'assit au bord du lit en dénouant ses longs cheveux roux. Elle choisit un vieux conte hébreux.

— Il était une fois un tailleur de pierre qui en avait assez de s'épuiser à creuser la montagne sous les rayons de soleil brûlants. «J'en ai marre de cette vie. Tailler, tailler la pierre, c'est éreintant… et ce soleil, toujours ce soleil! Ah! comme j'aimerais être à sa place, je serais là-haut tout-puissant, tout chaud en train d'inonder le monde de mes rayons», se dit le tailleur de pierre. Or, par miracle, son appel fut entendu. Et aussitôt le tailleur se transforma en soleil. Il était heureux de voir son désir réalisé. Mais, comme il se régalait à envoyer partout ses rayons, il s'aperçut que ceux-ci étaient arrêtés par les nuages. «À quoi ça me sert d'être soleil si de simples nuages peuvent stopper mes rayons! s'exclama-t-il, si les nuages sont plus forts que le soleil je préfère être nuage.» Alors il devient nuage. Il survole le monde, court, répand la pluie, mais soudain le vent se lève et disperse ce nuage. «Ah, le vent arrive à disperser les nuages, c'est donc lui le plus fort, je veux être le vent», décide-t-il.

— Alors, il devient le vent?

— Oui, et il souffle de par le monde. Il fait des tempêtes, des bourrasques, des typhons. Mais tout d'un coup il s'aperçoit qu'il y a un mur qui lui barre le passage. Un mur très haut et très dur. Une montagne. «A quoi ça me sert d'être le vent si une simple montagne peut m'arrêter? C'est elle qui est la plus forte!» dit-il.

— Alors il devient la montagne!

— Exact. Et à ce moment il sent quelque chose qui le tape. Quelque chose de plus fort que lui, qui le creuse de l'intérieur. C'est… un petit tailleur de pierre…

— Aaaaah!

– Ça te plaît comme histoire?

— Oh oui, Maman!

— Tu es sûr que tu n'en as pas vu des plus jolies à la télé?

— Oh non, Maman.

Elle rit et le serra dans ses bras.

— Dis Maman, tu crois que Papa creuse lui aussi?

— Peut-être, qui sait? En tout cas il a l'air de penser qu'il va se transformer en autre chose à force de descendre là-dessous.

— Il n'est pas bien ici?

— Non, mon fils, il a honte d'être chômeur. Il croit qu'il vaut mieux être soleil. Soleil souterrain.

— Papa se prend pour le roi des fourmis. Lucie sourit.

– Ça lui passera. Tu sais, lui aussi c'est un enfant. Et les enfants sont toujours fascinés par les fourmilières Tu n'as jamais joué avec les fourmis, toi?

— Oh si! Maman.

Lucie lui arrangea son oreiller et l'embrassa.

— Il faut te coucher maintenant. Allez, bonne nuit. Bonne nuit, Maman.

Lucie vit les allumettes posées sur la table de chevet. Il avait dû encore essayer de faire les quatre triangles. Elle revint dans le salon et reprit le livre d'architecture qui racontait l'histoire de la maison. De nombreux scientifiques avaient vécu ici. Surtout des protestants. Michel Servais, par exemple, y avait séjourné pendant quelques années.

Un passage retint tout particulièrement son attention. Selon celui-ci, un souterrain avait été creusé pendant les guerres de Religion pour permettre aux protestants de fuir hors de la ville. Un souterrain d'une profondeur et d'une longueur peu courantes…

Les trois insectes s'installent en triangle pour opérer une communication absolue. Ainsi ils n'auront pas besoin de narrer leurs aventures, ils sauront instantanément tout ce qui leur est arrivé comme s'ils n'étaient qu'un seul corps qui se serait divisé en trois pour mieux enquêter. Ils joignent leurs antennes. Les pensées commencent à circuler, à fusionner. Cela tourne. Chaque cervelle agit comme un transistor qui conduit en l'enrichissant le message électrique qu'elle-même reçoit. Trois esprits fourmis réunis de la sorte transcendent la simple somme de leurs talents.

Mais soudain le charme est rompu. 103 683e a repéré une odeur parasite. Les murs ont des antennes. Plus précisément deux antennes qui dépassent de l'orifice d'entrée de la loge de 56e. Quelqu'un les écoute… Minuit. Cela faisait maintenant deux jours que Jonathan n'était pas remonté. Lucie faisait nerveusement les cent pas dans le salon. Elle passa voir Nicolas qui dormait profondément, quand soudain son regard fut accroché par quelque chose. Les allumettes. Elle eut à ce moment-là l'intuition qu'il pouvait y avoir un commencement de réponse à l'énigme de la cave dans l'énigme des allumettes. Quatre triangles équilatéraux avec six bâtonnets…

«Il faut penser différemment, si on réfléchit comme on en a l'habitude on n'arrive à rien», répétait Jonathan. Elle prit les allumettes et revint dans le salon où elle joua avec, longtemps. Enfin, épuisée par l'angoisse, elle alla se coucher.

Elle fit cette nuit-là un drôle de rêve. Elle vit tout d'abord l'oncle Edmond, ou du moins un personnage qui correspondait à la description que lui en avait faite son mari. Il était dans une sorte de longue file de cinéma, s'étirant en plein désert, au milieu de la caillasse. Des soldats mexicains encadraient la file et veillaient à ce que «tout se passe bien». On voyait au loin une dizaine de potences où l'on pendait les gens. Quand ils étaient bien raides morts, on les décrochait et on en installait d'autres. Et la file avançait…

Derrière Edmond se tenaient Jonathan, elle, et puis,un gros monsieur avec de toutes petites lunettes. Tous ces condamnés à mort discouraient tranquillement, comme si de rien n'était.

Lorsque enfin on leur passa la corde au cou et les pendit, tous les quatre rangés côte à côte, ils ne firent qu'attendre bêtement. L'oncle Edmond se décida le dernier à parler, d'une voix enrouée — et pour cause

— Qu'est-ce qu'on fait là?

— Je ne sais pas… on vit. On est nés, alors on vit le plus longtemps possible. Mais là, je crois que ça arrive à fin, répondit Jonathan.

— Mon cher neveu, tu es un pessimiste. On est certes pendus et entourés de soldats mexicains, mais ce n'est un aléa de la vie, pas une fin, juste un aléa. D'ailleurs cette situation a forcément une solution. Vous êtes bien ligotés, derrière, vous? Ils se démenèrent dans leurs liens.

— Ah non, dit le gros monsieur. Moi je sais me défaire de ces cordes!

Et il le fit.

— Bon libérez-nous, alors.

— Comment donc?

— Faites balancier jusqu'à ce que vous atteigniez mes mains.

Il se contorsionna et parvint à se transformer en pendule vivant. Après qu'il eut défait les liens d'Edmond, tous purent être libérés, de proche en proche, selon la même technique. Puis l'oncle dit: «Faites comme moi!» et à petits sauts de cou, il avança de corde en corde vers la dernière Potence de la rangée. Les autres l'imitèrent.

— Mais on ne peut plus continuer! Il n'y a plus rien au-delà de cette poutre, ils vont nous repérer.

— Regardez, il y a un petit trou dans la poutre… Allons-y.

Edmond sauta alors contre la poutre, devint minuscule et disparut à l'intérieur. Jonathan puis le gros monsieur firent de même. Lucie se dit qu'elle n'y arriverait jamais, pourtant elle s'élança contre la pièce de bois et entra dans le trou!

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