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Le seul moyen de pallier ces désagréments c'est ça: la communication absolue. Le contact direct des antennes. Le passage sans aucune entrave des neuromédiateurs d'un cerveau aux neuromédiateurs de l'autre cerveau.

Pour elle c'est comme une défloration de son esprit. En tout cas, quelque chose de dur et d'inconnu.

Mais elle n'a plus le choix, s'il continue à serrer il va la tuer. Elle ramène ses tiges frontales sur les épaules en signe de soumission.

La CA peut commencer. Les deux paires d'antennes se rapprochent franchement. Petite décharge électrique. C'est la nervosité. Lentement, puis de plus en plus vite, les deux insectes se caressent mutuellement leurs onze segments crénelés. Une mousse remplie d'expressions confuses se met à buller peu à peu. Cette substance grasse lubrifie les antennes et permet d'accélérer encore le rythme de frottement. Les deux têtes insectes vibrent sans contrôle, un temps, après quoi les tiges antennaires stoppent leur danse et se collent l'une contre l'autre sur toute leur longueur. Il n'y a plus maintenant qu'un seul être avec deux têtes, deux corps et une seule paire d'antennes. Le miracle naturel s'accomplit. Les phéromones transitent d'un corps à l'autre à travers les milliers de petits pores et capillaires de leurs segments. Les deux pensées se marient. Les idées ne sont plus codées et décodées. Elles sont livrées à leur état de simplicité originelle: images, musiques, émotions, parfums. C'est dans ce langage parfaitement immédiat que le 327e mâle raconte tout de son aventure à la 56e femelle: le massacre de l'expédition, les traces olfactives des soldâtes naines, sa rencontre avec Mère, comment on a tenté de l'éliminer, sa perte des passeports, sa lutte contre la concierge, les tueuses au parfum de roche toujours à sa poursuite.

La CA terminée, elle ramène en arrière ses antennes en signe de bonnes dispositions à son égard. Il descend de son dos. Maintenant il est à sa merci, elle pourrait l'éliminer facilement. Elle s'approche, mandibules largement écartées et… lui donne quelques-unes de ses phéromones passeports. Avec ça, il est temporairement tiré d'affaire. Elle lui propose une trophallaxie, il accepte. Puis elle fait vrombir ses ailes pour disperser toutes les vapeurs de leur conversation. Ça y est, il a réussi à convaincre quelqu'un. L'information est passée, a été comprise, acceptée par une autre cellule. Il vient de créer son groupe de travail.

TEMPS: La perception de l'écoulement du temps est très différente chez les humains et chez les fourmis. Pour les humains, le temps est absolu. Périodicité et durée des secondes seront égales, quoi qu'il arrive. Chez les fourmis, en revanche, le temps est relatif. Quand il fait chaud, les secondes sont très courtes. Quand il fait froid, elles se tordent et s'allongent à l'infini, jusqu'à la perte de conscience hibernative. Ce temps élastique leur donne une perception de la vitesse des choses très différente de la nôtre. Pour définir unmouvement, les insectes n'utilisent pas seulement l'espace et la durée, elles ajoutent une troisième dimension: la température.

Edmond Wells

Encyclopédie du savoir relatif et absolu.

Désormais ils sont deux, soucieux de convaincre un maximum de sœurs de la gravité de l'«Affaire de l'arme secrète destructrice». Il n'est pas trop tard. Ils doivent cependant prendre en compte deux éléments. D'une part, ils n'arriveront jamais à convertir assez d'ouvrières à leur cause avant la fête de la Renaissance, qui va accaparer toutes les énergies, il leur faut donc un troisième complice. D'autre part, il faut prévoir le cas où les guerrières au parfum de roche referaient apparition, une planque est nécessaire. 56e propose sa loge. Elle y a creusé un passage secret qui leur permettra de fuir en cas de pépin. Le 327e mâle n'en est qu'à moitié étonné, c'est la grande mode de creuser des passages secrets. Ça a démarré il y a cent ans, pendant la guerre contre les fourmis cracheuse, de colle. Une reine de cité fédérée, Ha-yekte-douni, avait cultivé un délire sécuritaire. Elle s'était fait construire une cité interdite «blindée». Les flancs en étaient armés de gros cailloux, eux-mêmes soudés par des ciments termites! Le problème c'est qu'il n'y avait qu'une seule issue. Si bien que lorsque sa cité fut encerclée par les légions de fourmis cracheuses de colle, elle se retrouva coincée dans son propre palais. Les cracheuses de colle n'eurent alors aucune difficulté à la capturer et à l'étouffer dans leur ignoble glu à séchage rapide. La reine Ha-yekte-douni fut par la suite vengée, et sa cité libérée, mais cette horrible et stupide fin marqua longtemps les esprits belokaniens. Les fourmis ayant cette formidable chance de pouvoir modifier d'un coup de mandibule la forme de leur habitacle, chacun se mit à forer son couloir secret. Une fourmi qui creuse son trou, passe encore, mais s'il y en a un million, c'est la catastrophe. Les couloirs «officiels» s'écroulaient à force d'être sapés par les couloirs «privés». On empruntait son passage secret, et l'on débouchait dans un véritable labyrinthe formé par «ceux des autres». Au point que des quartiers entiers étaient devenus friables, compromettant l'avenir même de Bel-o-kan. Mère avait mit le holà. Plus personne n'était censé creuser pour son compte personnel. Mais comment contrôler toutes les loges? La 56e femelle fait basculer un gravier, dévoilant un orifice sombre. C'est là. 327e examine la cache, il la juge parfaite. Reste à trouver un troisième complice. Ils sortent, referment avec soin. La 56e femelle émet: Le premier venu sera le bon. Laisse-moi faire.

Ils croisent bientôt quelqu'un, une grande soldate asexuée qui traîne un morceau de papillon. La femelle l'interpelle à distance avec des messages émotifs parlant d'une grande menace pour la Meute. Elle manie le langage des émotions avec une délicatesse virtuose qui laisse le mâle pantois. Quant à la soldate, elle abandonne immédiatement son gibier pour venir discuter.

Une grande menace pour la Meute? Où, qui, comment, pourquoi?

La femelle lui explique succinctement la catastrophe qui a frappé la première expédition du printemps. Sa manière de s'exprimer exhale de délicieux effluves. Elle a déjà la grâce et le charisme d'une reine. La guerrière est vite conquise.

Quand partons-nous?

Combien de soldâtes faut-il pour attaquer les naines?

Elle se présente. Elle est la 103 683e asexuée de la ponte d'été. Gros crâne luisant, longues mandibules, yeux pratiquement inexistants, courtes pattes, c'est une alliée de poids. C'est aussi une enthousiaste de naissance. La 56e femelle doit même réfréner ses ardeurs.

Elle lui déclare qu'il existe des espionnes au sein même de la Meute, peut-être bien des mercenaires vendues aux naines pour empêcher les Belokaniennes d'élucider le mystère de l'arme secrète.

On les reconnaît à leur odeur de roche caractéristique. Il faut faire vite.

Comptez sur moi.

Ils se répartissent alors les zones d'influence.

327e va s'efforcer de convaincre les nourrices du solarium. Elles sont en général assez naïves.

103 683e va essayer de ramener des soldâtes. Si elle parvient à constituer une légion, ce sera déjà formidable.

Je pourrai aussi questionner les éclaireurs, tenter de recueillir d'autres témoignages sur cette arme secrète des naines. Quant à 56 , elle visitera les champignonnières et les étables pour y rechercher des soutiens stratégiques. Retour ici pour bilan à 23°-temps.

La télévision montrait cette fois, dans le cadre de la série «Cultures du monde», un reportage sur les coutumes japonaises: «Les Japonais, peuple insulaire, sont habitués à vivre en autarcie depuis des siècles. Pour eux, le monde est divisé en deux: les Japonais et les autres, les étrangers aux mœurs incompréhensibles, les barbares, nommés chez eux Gaijin. Les Japonais ont eu de tout temps un sens national très pointilleux. Lorsqu'un Japonais vient s'installer par exemple en Europe, il est automatiquement exclu du groupe. S'il revient un an plus tard, ses parents, sa famille ne le reconnaîtront plus comme l'un des leurs. Vivre chez les Gaijin c'est s'imprégner de l'esprit des «autres», c'est donc devenir un Gaijin. Même ses amis d'enfance s'adresseront à lui comme à un quelconque touriste.» On voyait défiler sur l'écran différents temples et lieux sacrés du Shinto. La voix off reprit:

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