Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée, Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et l’ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l’orgueil satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le jardin, Zénothémis cueillait des pommes d’or et caressait un serpent aux ailes d’azur. Vêtu de blanc et coiffé d’une mitre étincelante, Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses des Égyptiens, de vautours, d’éperviers ou du disque brillant de la lune; tandis qu’à l’écart au bord d’une fontaine, Nicias étudiait sur une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres.
Puis une femme voilée s’approcha du moine tenant à la main un rameau de myrte. Et elle lui dit:
– Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent l’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée. Mais par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à l’artiste souverain des choses; car l’homme est un bel hymne de Dieu. Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu serais!
Et la vision s’évanouit.
C’est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude de ce tombeau était plus peuplée qu’un carrefour de grande ville. Les démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de larves, d’empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et l’entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le craignaient plus, ils l’accablaient de railleries, d’injures obscènes et de coups. Un jour un diable, qui n’était pas plus haut que le bras, lui vola la corde dont il se ceignait les reins. Il songeait:
– Pensée, où m’as-tu conduit?
Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux larges feuilles croissaient dans l’ombre des palmes. Il en coupa des tiges qu’il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et les réduisit en minces filaments, comme il l’avait vu faire aux cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle qu’un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son courage et sa foi.
– Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant à l’âme, elle a gardé l’espérance. En vain les diables, en vain cette damnée voudraient m’inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur répondrai par la bouche de l’apôtre Jean: «Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu.» C’est ce que je crois fermement, et si ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le croirais pas, je le saurais. Or, ce que l’on sait ne donne point la vie, et c’est la foi seule qui sauve.
Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir, et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de l’enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait à l’atelier d’un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il fut réveillé par une voix qui le glaça d’horreur; il avait deviné que c’était celle du mort.
La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger:
– Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite!
Une femme, dont la bouche effleurait l’oreille du moine, répondit:
– Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi.
Tout à coup, Paphnuce s’aperçut que sa joue reposait sur le sein d’une femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria:
– Reste, reste, mon ciel!
Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons de la lune argentaient son sourire.
– À quoi bon rester? disait-elle. L’ombre d’une ombre suffit à un amoureux doué d’une si vive imagination. D’ailleurs, tu as péché. Que te faut-il de plus? Adieu! mon amant m’appelle.
Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l’aube, il exhala une prière plus douce qu’une plainte:
– Jésus, mon Jésus, pourquoi m’abandonnes-tu? Tu vois le danger où je suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m’aime plus, puisqu’il ne m’écoute pas, songe que je n’ai que toi. De lui à moi, rien n’est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me plaindre. Mais toi, tu es né d’une femme et c’est pourquoi j’espère en toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t’implore, non parce que tu es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre, parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l’agonie glaça ton front. C’est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère Jésus!
Après qu’il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant:
– Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique. Paphnuce est arien! Paphnuce est arien!
Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.
Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus de cucules noires, qui lui versaient de l’eau sur les tempes et récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des palmes.
– Comme nous traversions le désert, dit l’un d’eux, nous avons entendu des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t’avons vu gisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t’avaient terrassé et ils se sont enfuis à notre approche.
Paphnuce, soulevant la tête, demanda d’une voix faible:
– Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans vos mains? N’est-ce point en vue de ma sépulture?
Il lui fut répondu:
– Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s’était retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu’un ange ne soit pas venu t’en avertir dans ce tombeau.