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– Voilà, soupira-t-il, ma demeure d’élection, le tabernacle de mon repentir et de ma pénitence.

Il s’y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le matin jusqu’au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.

Or, un jour qu’il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui disait:

– Regarde ces images afin de t’instruire.

Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C’était un ouvrage très ancien et d’une merveilleuse exactitude. On y remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs joues étaient toutes gonflées; d’autres plumaient des oies ou faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches. Là, des paysans s’occupaient aux semailles, à la moisson, à la récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche étaient en fleur. Son bel œil regardait de face sur un visage tourné de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l’ayant considérée baissa les yeux et répondit à la voix:

– Pourquoi m’ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles représentent les journées terrestres de l’idolâtre dont le corps repose ici sous mes pieds, au fond d’un puits, dans un cercueil de basalte noir. Elles rappellent la vie d’un mort et sont, malgré leurs vives couleurs, les ombres d’une ombre. La vie d’un mort! Ô vanité!…

– Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et tu n’auras pas vécu.

À compter de ce jour, Paphnuce n’eut plus un moment de repos. La voix lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son œil aux longues paupières, le regardait fixement. À son tour elle parla:

– Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras l’amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux m’échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir, insensé? Tu retrouveras mon image dans l’éclat des fleurs et dans la grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en toi-même. Il y a mille ans que l’homme qui dort ici, entouré de bandelettes dans un lit de pierre noire, m’a pressée sur son cœur. Il y a mille ans qu’il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment ne m’as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des choses. Tu as voyagé, et c’est en voyage qu’on apprend le plus. Souvent une journée qu’on passe dehors apporte plus de nouveautés que dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n’es pas sans avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom d’Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et Thaïs de Thèbes, c’était moi. Comment ne l’as-tu pas deviné? J’ai pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant réduite ici à l’état d’ombre, je suis encore très capable de prendre tes péchés, moine bien-aimé. D’où vient ta surprise? Il était pourtant certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs.

Il se frappait le front contre la dalle et criait d’épouvante. Et chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s’approchait et parlait d’une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint homme résistait aux tentations qu’elle lui donnait, elle lui dit ceci:

– Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai. Tu ne sais pas ce que c’est que la patience d’une morte. J’attendrai, s’il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l’animera de nouveau et qui ne me refusera pas ce que je t’aurai demandé en vain. Et songe, Paphnuce, à l’étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée par un diable et gardée par une sorcière? Tu n’as pas songé à cette difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n’est pas bien subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s’il n’avait ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui tireraient la barbe. Certes il n’a pas autant d’esprit que le vieux serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne suis si belle que parce qu’il a travaillé à ma parure. C’est lui qui m’a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et des ongles d’agate. Tu l’as trop méconnu. Quand tu es venu te loger dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient, sans t’inquiéter de savoir s’ils étaient de sa famille, et tu as écrasé leurs œufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis une méchante affaire sur les bras. On t’avait pourtant averti qu’il était musicien et amoureux. Qu’as-tu fait? Te voilà brouillé avec la science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient point à ton secours. Il n’est pas probable qu’il vienne. Étant aussi grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d’espace, et si, par impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.

Paphnuce n’ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il songeait dans sa grande inquiétude:

– Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d’ici au fond d’une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant la forme qu’ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et le sourire des femmes.

Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, comme de leur vivant, et qu’il les vît s’unir. Parfois, il croyait entendre le souffle léger des baisers.

Tout lui était trouble et maintenant, en l’absence de Dieu, il craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:

– Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si je te montrais ce que j’ai vu, tu mourrais d’épouvante. Il y a des hommes qui portent au milieu du front un œil unique. Il y a des hommes qui n’ont qu’une jambe et marchent en sautant. Il y a des hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces hommes?

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