À cette question, le moine, entr’ouvrant sa robe d’emprunt, montra son cilice et dit:
– Je suis Paphnuce, abbé d’Antinoé, et je viens du saint désert. La main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m’a séparé du siècle. Je n’existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m’est apparue dans ma Jérusalem des sables et j’ai connu que tu étais pleine de corruption et qu’en toi était la mort. Et me voici devant toi, femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.»
Aux noms de Paphnuce, de moine et d’abbé elle avait pâli d’épouvante. Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et gémissant, se traîne aux pieds du saint:
– Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes qui, comme moi, sont faites pour plaire. J’ai peur que tu ne me haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta puissance. Mais sache, Paphnuce, qu’il ne faut ni me mépriser ni me haïr. Je n’ai jamais, comme tant d’hommes que je fréquente, raillé ta pauvreté volontaire. À ton tour, ne me fais pas un crime de ma richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n’ai pas plus choisi ma condition que ma nature. J’étais faite pour ce que je fais. Je suis née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l’heure, tu disais que tu m’aimais. N’use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
Il lui fit signe de se relever et dit:
– Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l’opprobre et le mépris. Je viens à toi de la part de Celui qui, s’étant assis au bord du puits, but à l’urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu’il soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas sans péché pour te jeter la première pierre. J’ai souvent mal employé les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n’est pas la Colère, c’est la Pitié qui m’a pris par la main pour me conduire ici. J’ai pu sans mentir t’aborder avec des paroles d’amour, car c’est le zèle du cœur qui m’amène à toi. Je brûle du feu de la charité et si tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient voir les choses sous leur aspect mystique, je t’apparaîtrais comme un rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la montagne à l’antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et parfume pour l’éternité tout ce qu’il pénètre.
– Moine, je te crois et je ne crains plus de toi ni embûche ni maléfice. J’ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. Ce que l’on m’a conté de la vie d’Antoine et de Paul est merveilleux. Ton nom ne m’était pas inconnu et l’on m’a dit que, jeune encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t’ai vu, sans savoir qui tu étais, j’ai senti que tu n’étais pas un homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n’ont pu ni les prêtres d’Isis, ni ceux d’Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, ni les mages babyloniens? Moine, si tu m’aimes, peux-tu m’empêcher de mourir?
– Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, qui jaillissent jusqu’au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce que tu désirais! Cœur avide de joie, viens goûter les joies véritables: la pauvreté, le renoncement, l’oubli de soi-même, l’abandon de tout l’être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu diras: «J’ai trouvé l’amour!»
Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines:
– Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact et dans toute sa beauté?
– Thaïs, je t’apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que j’annonce est la vérité.
– Et qui me garantit que c’est la vérité?
– David et les prophètes, Écriture et les merveilles dont tu vas être témoin.
– Moine, je voudrais te croire. Car je t’avoue que je n’ai pas trouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d’une reine et cependant la vie m’a apporté bien des tristesses et bien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes envient ma destinée, et il m’arrive parfois d’envier le sort de la vieille édentée qui, du temps que j’étais petite, vendait des gâteaux de miel sous une porte de la ville. C’est une idée qui m’est venue bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont bénis, et qu’il y a une grande douceur à vivre humble et petit. Moine, tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu’est-ce que la vie?
Tandis qu’elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une joie céleste inondait son visage:
– Écoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre m’accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l’heure, s’il n’avait posé sa douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu’il est puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour t’empêcher de mourir! N’est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m’apparais en ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les terrasses de Bethléem? N’est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux? N’est-ce pas que c’est là ton visage et que cette larme qui coule sur ta joue est une larme véritable? Oui, l’ange de la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançon de l’âme de Thaïs. N’est-ce pas que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables s’entr’ouvrent. Tu peux parler: parle, je t’écoute. Et toi, Thaïs, heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire: c’est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t’ai cherchée longtemps, ô ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes épaules jusqu’à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, viens pleurer avec moi!»