Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il faisait du fond du cœur cette prière:
– Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me scandaliser, édifie ton serviteur.
Puis, s’efforçant de parler, il dit:
– Thaïs, j’habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m’a conduit jusqu’à toi. On rapporte que tu es la plus habile des comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l’on conte de tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l’antique Rhodopis, dont tous les bateliers du Nil savent par cœur l’histoire merveilleuse. C’est pourquoi j’ai été pris du désir de te connaître et je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante et plus belle qu’on ne le publie. Et maintenant que je le vois, je me dis: «Il est impossible d’approcher d’elle sans chanceler comme un homme ivre.»
Ces paroles, étaient feintes; mais le moine, animé d’un zèle pieux, les répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce l’étonnait. Elle était curieuse de connaître l’état et la vie d’un homme si différent de tous ceux qu’elle connaissait. Elle lui répondit avec une douce raillerie:
– Tu sembles prompt à l’admiration, étranger. Prends garde que mes regards ne te consument jusqu’aux os! Prends garde de m’aimer!
Il lui dit:
– Je t’aime, ô Thaïs! Je t’aime plus que ma vie et plus que moi-même. Pour toi, j’ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres, vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j’ai vu ce que je ne devais pas voir, j’ai entendu ce qu’il m’était interdit d’entendre; pour toi, mon âme s’est troublée, mon cœur s’est ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où boivent les colombes; pour toi, j’ai marché jour et nuit à travers des sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j’ai posé mon pied nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t’aime! Je t’aime, non point à l’exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours carnassières te dévorent jusqu’à l’âme, ô femme! Moi, je t’aime en esprit et en vérité, je t’aime en Dieu et pour les siècles des siècles; ce que j’ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets mieux qu’ivresse fleurie et que songes d’une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces célestes. La félicité que je t’apporte ne finira jamais; elle est inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt d’étonnement.
Thaïs, riant d’un air mutin:
– Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment. Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m’annonces; mais, à vrai dire, je crains de l’ignorer toujours et que tout ce que tu me promets ne s’évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le tien est de discourir. Tu parles d’un amour inconnu. Depuis si longtemps qu’on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire qu’il restât encore des secrets d’amour. Sur ce sujet, les amants en savent plus que les mages.
– Thaïs, ne raille point. Je t’apporte l’amour inconnu.
– Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
– L’amour que je t’apporte est plein de gloire, tandis que les amours que tu connais n’enfantent que la honte.
Thaïs le regarda d’un œil sombre; un pli dur traversait son petit front:
– Tu es bien hardi, étranger, d’offenser ton hôtesse. Regarde-moi et dis si je ressemble à une créature accablée d’opprobre. Non! je n’ai pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n’ont pas de honte non plus, bien qu’elles soient moins belles et moins riches que moi. J’ai semé la volupté sur tous mes pas, et c’est par là que je suis célèbre dans tout l’univers. J’ai plus de puissance que les maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces petits pieds: des milliers d’hommes paieraient de leur sang le bonheur de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et des crimes à remplir le Tartare. N’es-tu pas fou de me parler de honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
– Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu’il n’est pas surprenant que nous n’ayons ni le même langage ni la même pensée. Pourtant, le ciel m’est témoin que je veux m’accorder avec toi et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n’ayons les mêmes sentiments. Qui m’inspirera des discours embrasés pour que tu fondes comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la plus chère des âmes, afin que l’esprit qui m’anime, te créant une seconde fois, t’imprime une beauté nouvelle et que tu t’écries en pleurant de joie: «C’est seulement d’aujourd’hui que je suis née!» Qui fera jaillir de mon cœur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie éternelle?
Thaïs n’était plus irritée.
– Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu’il dit semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et qu’il n’ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
Et elle résolut de s’offrir à lui. C’est pourquoi, feignant de le craindre, elle s’éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la grotte, elle s’assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord d’une rivière.
Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants ne le portaient plus, sa langue s’était subitement desséchée dans sa bouche; un tumulte effrayant s’élevait dans sa tête. Tout à coup son regard se voila et il ne vit plus devant lui qu’un nuage épais.
Il pensa que la main de Jésus s’était posée sur ses yeux pour lui cacher cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit avec une gravité digne d’un ancien du désert:
– Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu?
Elle secoua la tête.
– Dieu! Qui le force à toujours avoir l’œil sur la grotte des Nymphes? Qu’il se retire si nous l’offensons! Mais pourquoi l’offenserions-nous? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. Toi-même, étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me parler en son nom?