Dans ces jardins, Catherine, qui toute sa vie regretta l’Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers, des citronniers, des fleurs aux violents parfums qu’on ne trouve que sous les brûlants soleils de la Lombardie et du Piémont.
Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums, le sang et les fleurs.
Et c’est au bout de ces jardins, dans l’angle d’une sorte de cour qu s’avançait dans la direction du Louvre, que, sur les ordres et les plans de Catherine, s’était élevée la colonne d’ordre dorique encore debout – dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions.
Cette colonne, espèce de tourelle sur laquelle on peut lire l’inévitable inscription dont les sociétés archéologiques, de complicité avec l’État, souillent les débris de l’histoire humaine, cette tour, disons-nous, avait été spécialement construite pour l’astrologue de la reine.
C’est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres… car Rugierri et Catherine – c’étaient eux – s’avançaient en silence, vêtus de noir tous deux, et n’eussent apparu aux yeux d’un curieux que comme des fantômes, si les gardes qui veillaient à toutes les portes eussent laissé pénétrer ce curieux.
Catherine de Médicis et Ruggieri s’arrêtèrent au pied de la colonne.
L’astrologue tira une clef de son pourpoint, et ouvrit une porte basse.
Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l’escalier qui montait en spirale jusqu’à la plateforme de la tour.
Là, c’était un cabinet ou plutôt un étroit réduit où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n’y avait qu’une table chargée de livres et deux fauteuils.
Une étroite meurtrière donnant sur la rue de la Hache laissait pénétrer l’air dans ce réduit.
C’est par cette meurtrière que la vieille Laura, espionne d’une espionne, communiquait avec Ruggieri.
C’est par cette meurtrière qu’Alice de Lux jetait les rapports qu’elle voulait faire parvenir à la reine.
Or, ce jour-là, Catherine avait reçu de Laura un billet contenant ces quelques mots:
«Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante dont je rendrai compte demain.»
– Votre Majesté désire-t-elle que j’allume un flambeau? demanda Ruggieri au moment où il referma derrière lui la porte de la tour.
Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l’astrologue et la pressa comme pour lui recommander le silence.
En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s’approchait de la tour. Et Catherine de Médicis qui eût été un policier de premier ordre, qui avait effectivement inventé et créé toute une police masculine et féminine, se disait d’instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.
La reine s’avança vers la meurtrière et chercha à voir ce qui se passait.
Et comme les ténèbres étaient profondes, comme elle ne voyait rien, elle se plaça de façon à entendre, et à concentrer dans son ouïe les forces vitales inutiles à ses yeux: l’oreille, pour celui qui espionne, est un agent plus actif et plus sûr que l’œil.
Les pas se rapprochaient.
– Des passants! fit Ruggieri en haussant les épaules. Croyez-moi, Majesté.
Et il élevait la voix comme s’il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.
– Silence! murmura Catherine d’un ton de menace qui fit pâlir l’astrologue.
Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient en aucune façon se douter qu’elles étaient ainsi épiées. Elles s’arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix… une voix d’homme qu’on eût dit voilée d’une indéfinissable tristesse, et qui la fit brusquement tressaillir.
La voix disait:
– J’attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveille à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté…
– Je n’ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix – voix de femme, cette fois.
– Déodat! avait sourdement murmuré Ruggieri en pâlissant.
– Jeanne d’Albret! avait ajouté Catherine de Médicis. Tais-toi. Écoutons…
– Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend… Ah! madame…
– Tu trembles, mon pauvre enfant?
– Jamais je n’éprouvai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces ou bien cruelles. Songez Majesté, que ma vie se joue en ce moment!… Quoi qu’il advienne, je vous bénis, madame, pour l’intérêt que vous daignez me témoigner…
– Déodat, tu sais que je t’aime à l’égal d’un fils.
– Oui, ma reine, je le sais. Hélas! C’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…
Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine qui demeura impassible.
Seulement une lueur de rage et de haine s’alluma dans les yeux gris de la reine.
– Courage! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…
À ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.
L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.
Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit.
Sa tête touchait presque à la meurtrière.
Quelles furent les pensées de ces trois êtres pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit?
L’astrologue: le père!…, la reine: la mère!… Déodat: l’enfant!…
Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur du mur.
Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit?