Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes.
Sur sa façade, l’hôtel paraissait endormi.
Aucune lumière ne filtrait à travers les vitraux de ses fenêtres.
Pardaillan fit le tour de l’hôtel. Sur les derrières, on l’a vu, se trouvait un jardin clôturé d’un mur, ce qui était un signe de noblesse ou de richesse; car les nombreux jardins qui étaient alors dans Paris n’étaient clôturés que de haies vives.
Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu’elle excitait l’admiration de son fils.
Parvenu à la porte de l’office qui donnait sur le jardin, il commença à manœuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Ce travail qu’il accomplit sans bruit lui demanda une heure, en sorte qu’il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s’ouvrir.
L’instant d’après, il était dans l’intérieur de l’hôtel. Pendant le séjour qu’il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s’y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l’office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu’il avait soutenue là.
Parvenu à la partie antérieure de l’hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage; puis, ayant longé un corridor, il s’arrêta devant une porte: c’est là que commençait l’appartement particulier du duc de Damville.
«Y est-il?… N’y est-il pas?… S’il y est, est-il seul?…»
Le vieux routier se posa ces questions. Ce n’est pas qu’il fût ému. Pas un pli de son visage ne frémissait. Mais enfin, il ne se dissimulait pas que sa vie tenait sans doute à un fil.
– Bon! finit-il par murmurer, je vais bien voir.
Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.
Au même instant, cette porte s’ouvrit d’elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.
– Tiens! fit le maréchal d’une voix tranquille, c’est ce cher monsieur de Pardaillan! Vous me cherchez, je crois? Donnez-vous donc la peine d’entrer… moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler…
Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n’est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu’il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.
Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, jeta un rapide regard dans l’intérieur de la pièce pour s’assurer que le maréchal était seul et, saluant de bonne grâce, il répondit:
– Ma foi, monseigneur, j’accepte votre invitation, car j’ai des choses urgentes à vous dire.
– Si j’avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes. Je regrette que vous vous soyez donné tant de mal.
– Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur: je vous assure que c’est sans aucune peine que j’ai défoncé vos serrures.
– Ah! oui… l’habitude.
– Eh! monseigneur, on crochète ce qu’on peut… les uns, des serrures, les autres des cœurs humains…
– Mais entrez donc, je vous en supplie. Laissez-moi exercer tous les devoirs de l’hospitalité.
Pardaillan n’hésita pas.
Il entra.
Le maréchal referma la porte.
Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvraient deux portes; l’une d’elles donnait sur une sorte de salon qui n’était pas la salle d’honneur de l’hôtel, mais une sorte de parloir intime réservé aux amis du maréchal. C’est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan. Il posa son flambeau sur la cheminée et, désignant un fauteuil à son étrange visiteur, il s’assit lui-même.
– Ah çà, dit Pardaillan qui s’assit sans se faire prier, vous m’attendiez donc, monseigneur?
– Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous. Dans la situation que nous occupons l’un vis-à-vis de l’autre, je n’ai cessé de penser que vous auriez tôt ou tard le désir de me voir.
– Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.
– C’est la vérité, répondit Damville.
– Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu?
– C’est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié… ce brave Orthès.
– Monsieur le vicomte d’Aspremont!
– Lui-même. Si vous avez de l’amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu’il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant. Je crois qu’il a quelque chose d’intéressant à vous dire.
– Je l’écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l’un ou à l’autre. Mais daignez continuer, monseigneur, vous disiez donc…
– Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l’espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l’hôtel de Montmorency.
– Ah! songea Pardaillan, ce n’est donc pas Gillot!
– Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et tandis que vous forciez l’office, il est entré par la grande porte et m’a prévenu de votre visite. J’étais sur le point de me coucher. Mais pour avoir le plaisir de vous voir, j’ai résolu de veiller. Bien m’en a pris, puisque vous voilà.
– Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule?
– Comment donc! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions!
Cette fois, le vieux routier ne put s’empêcher de pâlir!
Est-ce qu’il allait être livré au bourreau?
Est-ce qu’on allait lui appliquer la question, c’est-à-dire la torture!…
Pourtant, il fit bonne contenance et reprit:
– Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul, si je puis vous parler à cœur ouvert.
– Monsieur de Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre cœur. Quant à être seul, vous comprenez bien que ce serait vous faire injure. Il n’y aura jamais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d’ailleurs, voyez!