De la main, il traça dans l’air un cercle, comme pour s’enfermer.
Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.
Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu’il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix. Les sept flambeaux figuraient sans aucun doute les sept jours de la semaine, et les douze grains, les douze mois de l’année.
Enfin, le livre dans la main gauche, la main droite placée devant lui, le bras tendu vers l’ouest, le mage attendit.
Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse…
Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d’une voix calme, forte et grave.
Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu’il vit à l’autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d’abord indécise, se précisa rapidement jusqu’à dessiner une silhouette humaine.
Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire.
Nous disons que Ruggieri la vit.
Ses traits s’étaient comme pétrifiés. Sa main gauche parfaitement immobile supportait, sans la moindre apparence de fatigue, le livre à couvercle de bois et à fermoir de fer très lourd. Son bras droit était tendu vers le même point, sans qu’il éprouvât le moindre fléchissement, alors qu’il est presque impossible à un homme de demeurer dans cette position plus d’une quarantaine de secondes. Ses yeux enfin s’étaient convulsés comme au moment où, dans la tour, près de Catherine, il avait vu le corps astral de son fils se balancer dans l’espace.
Alors, d’un pas saccadé, Ruggieri sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix.
Et il s’avança vers la forme blanche qu’il voyait.
Il ne faisait guère qu’un pas par minute, et chacun de ses pas s’accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d’un mécanisme.
Au bout de douze pas, il s’arrêta et demanda:
– Est-ce toi, mon enfant?…
Il ne vit pas les lèvres de l’apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit en lui-même, et très distinctement, la réponse:
– Pourquoi m’avez-vous appelé, mon père?
Ruggieri se remit en marche; son bras droit n’avait pas changé de la position qu’il avait prise depuis une quinzaine de minutes. Alors, à mesure qu’il avançait, il vit l’apparition reculer; le corps astral essayait de le fuir; mais lui le poursuivait; en sorte que, par suite d’une évolution, Ruggieri se vit à la place qu’occupait d’abord la forme blanche, tandis que la forme elle-même se trouvait rapprochée du cercle des flambeaux.
Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.
L’apparition se trouvait près du poignard entre les deux branches du fer à cheval lumineux.
Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit:
– Mon enfant, il faut entrer.
Il vit la forme blanche s’agiter violemment. Et comme tout à l’heure, en lui-même, il entendit:
– Pourquoi ne me laissez-vous pas à l’éternel repos?
– Tu entreras, je le veux, dit Ruggieri. Pardonne-moi, mon fils, de t’emprisonner ici. Entre, je le veux.
Il vit la forme blanche hésiter, reculer, prendre son élan, et se placer enfin au centre des lumières, à la place même qu’il avait occupée.
Une satisfaction infinie se peignit sur les traits pétrifiés de Ruggieri.
Au bout de quelques minutes, son visage se détendit, ses yeux reprirent leur position naturelle, son bras droit retomba pesamment, le livre s’échappa de sa main gauche et roula sur le parquet.
Regardant dans le cercle de lumière, Ruggieri ne vit plus rien: la forme blanche avait disparu.
Mais il sourit et murmura:
– Je ne suis plus en état de voyant; donc je ne vois pas; mais il est là; le corps astral de mon fils est là; et il ne sortira que lorsque je le voudrai. Ô mon fils, pardonne-moi. Tu n’attendras pas longtemps…
Ruggieri subit alors, et d’une façon soudaine, la réaction de l’état morbide où il s’était placé par suite d’un phénomène de volonté connu et décrit par tous les anciens auteurs des sciences ésotériques, mais que la médecine moderne a inventé… en lui donnant le nom tout battant neuf d’autosuggestion.
La Salpêtrière [26] est remplie de gens qui voient et entendent comme Ruggieri vit et entendit.
Pendant quelques minutes, il demeura tremblant, vacillant, agité de frissons fiévreux, les cheveux hérissés par ce que les vieux poètes de l’antiquité appelaient «l’horreur sacrée».
Mais bientôt il se remit, et courant aux volumes qu’il avait jetés sur le parquet, il saisit l’un d’eux et sortit rapidement de son laboratoire.
Le cadavre demeura seul sur la table de marbre, tandis que les sept flambeaux continuaient à brûler dans l’angle éloigné, éclairant le poignard planté en forme de croix.
Ruggieri était entré dans sa chambre à coucher et, ayant allumé une lampe, se mit à parcourir le volume qui portait ce titre; Traité des fardements.
C’était une œuvre de Nostradamus publiée à Lyon en l’an 1552.
Vers le milieu du volume se trouvaient cinq pages manuscrites.
– Voilà, murmura Ruggieri, voilà ce que me laissa en mourant mon bon maître Nostradame. Que de fois j’ai lu et relu ces lignes tracées par sa main quelques heures avant sa mort! Que de nuits j’ai passées sur ces cinq pages qu’il m’a sans doute laissées pour que je pusse tenter sa réincarnation!… Je la tentai. Par trois fois, j’entrai dans son tombeau, là-bas, dans l’église de Salon… mais je n’avais pas de sang à lui transfuser… Lisons encore… essayons!…
Le manuscrit était divisé en trois parties très courtes, écrites à la hâte, et dont beaucoup de phrases était simplement commencées.
La première partie commençait par ces mots:
– La réincarnation peut s’obtenir moyennant le rappel du corps astral…
La deuxième partie portait une sorte de titre qui était:
– Accointances qu’il peut y avoir entre le corps astral et le corps matériel après leur séparation.
Enfin la troisième partie était également résumée par quelques mots placés en tête de la page:
– Quel sang il faut infuser au cadavre.