– C'est pour leur faire la surprise. Pourquoi on meurt?
– Parce que Dieu le veut.
– Tu crois vraiment?
– Je ne sais pas. J'ai vu tant de gens mourir: ma sœur écrasée par le train, mes parents tués par des bombardements pendant la guerre. Je ne sais pas si Dieu a voulu ça.
– Alors pourquoi on meurt?
– Tu parles de ta grand-mère? C'est normal de mourir quand on est vieux.
– Pourquoi?
– Quand on a beaucoup vécu, on est fatigué. Mourir, pour un vieux, c'est comme aller se coucher. C'est bien.
– Et mourir quand on n'est pas vieux?
– Ça, je ne sais pas pourquoi c'est possible. Tu comprends tout ce que je te raconte?
– Oui.
– Alors tu parles japonais avant de parler français?
– Non. C'est la même chose.
Pour moi, il n'y avait pas des langues, mais une seule et grande langue dont on pouvait choisir les variantes japonaises ou françaises, au gré de sa fantaisie. Je n'avais encore jamais entendu une langue que je ne comprenais pas.
– Si c'est la même chose, comment expliques-tu que je ne parle pas le français?
– Je ne sais pas. Raconte-moi les bombardements.
– Tu es sûre que tu veux entendre ça?
– Oui.
Elle se lança dans un récit de cauchemar. En 1945, elle avait sept ans. Un matin, les bombes avaient commencé à pleuvoir. A Kobé, ce n'était pas la première fois qu'on les entendait, loin s'en fallait. Mais ce matin-là, Nishio-san avait senti que ce serait pour les siens et elle n'avait pas eu tort. Elle était restée allongée sur le tatami, espérant que la mort la trouverait endormie. Soudain, il y avait eu, juste à côté d'elle, une explosion si extraordinaire que la petite s'était crue d'abord déchiquetée en mille morceaux. Juste après, étonnée d'avoir survécu, elle avait voulu s'assurer que ses membres étaient toujours reliés à son corps, mais quelque chose l'en empêchait: elle avait mis un certain temps à comprendre qu'elle était enterrée.
Alors elle avait commencé à creuser avec ses mains, en espérant qu'elle se dirigeait vers le haut, ce dont elle n'était pas sûre. A un moment, dans la terre, elle avait touché un bras: elle ne savait pas à qui il était, elle ne savait même pas si ce bras était toujours accroché à un corps – sa seule certitude était que ce bras était mort, à défaut de son propriétaire.
Elle s'était trompée de cap. Elle s'était arrêtée de creuser pour écouter: «Je dois aller vers le bruit: c'est là qu'il y a la vie.» Elle avait entendu des cris et avait tâché de creuser dans cette direction. Elle avait recommencé son travail de taupe.
– Comment tu respirais? demandai-je.
– Je ne sais pas. Il y avait moyen. Après tout, il y a des animaux qui vivent là-dessous, et qui respirent. L'air venait difficilement, mais il venait. Tu veux la suite?
Je la réclamai avec enthousiasme.
Finalement, Nishio-san était arrivée à la surface. «C'est là qu'il y a la vie», lui avait dit son instinct. Il l'avait trompée: c'était là qu'il y avait la mort. Parmi les maisons détruites, il y avait des morceaux d'êtres humains. La petite avait eu le temps de reconnaître la tête de son père avant qu'une énième bombe explose et l'enfouisse très profond sous les décombres.
A l'abri de son linceul de terre, elle s'était d'abord demandé si elle n'allait pas rester là: «C'est encore ici que je suis le plus en sécurité et qu'il y a le moins d'horreurs à voir.» Peu à peu, elle s'était mise à suffoquer. Elle avait creusé vers le bruit, effarée à l'idée de ce qu'elle allait découvrir cette fois. Elle avait eu tort de s'inquiéter: elle ne put rien voir, car à peine avait-elle émergé qu'elle se retrouvait quatre mètres plus bas.
– Je ne sais pas combien d'heures cela a duré. Je creusais, je creusais, et chaque fois que je me retrouvais à la surface, j'étais à nouveau enterrée par une explosion. Je ne savais plus pourquoi je remontais et je remontais quand même, parce que c'était plus fort que moi. Je savais déjà que mon père était mort et que je n'avais plus de maison: j'ignorais encore le sort de ma mère et de mes frères. Quand la pluie de bombes a cessé, j'étais stupéfaite d'être encore en vie. En déblayant, on est tombé, peu à peu, sur les cadavres, entiers ou en pièces, de ceux qui manquaient, dont ma mère et mes frères. J'étais jalouse de ma sœur qui, écrasée par le train deux ans plus tôt, avait échappé à ce spectacle.
Nishio-san avait vraiment de belles histoires à raconter: les corps y finissaient toujours en morceaux.
Comme j'accaparais ma gouvernante de plus en plus, mes parents décidèrent d'engager une deuxième Japonaise pour les aider. Ils passèrent une annonce au village de Shukugawa.
Ils n'eurent pas l’embarras du choix: une seule dame se présenta.
Kashima-san devint donc la deuxième gouvernante. Elle était le contraire de la première. Nishio-san était jeune, douce et gentille; elle n'était pas jolie et venait d'un milieu pauvre et populaire. Kashima-san avait une cinquantaine d'années et était d'une beauté aussi aristocratique que ses origines: son magnifique visage nous regardait avec mépris. Elle appartenait à cette vieille noblesse nippone que les Américains avaient abolie en 1945. Elle avait été une princesse pendant près de trente ans et, du jour au lendemain, elle s'était retrouvée sans titre et sans argent.
Depuis, elle vivait de besognes ancillaires, comme celle que nous lui avions proposée. Elle rendait tous les Blancs responsables de sa destitution et nous haïssait en bloc. Ses traits d'une finesse parfaite et sa maigreur hautaine inspiraient le respect. Mes parents lui parlaient avec les égards dus à une très grande dame; elle ne leur parlait pas et travaillait le moins possible. Quand ma mère lui demandait de l'aider pour telle ou telle tâche, Kashima-san soupirait et lui jetait un regard qui signifiait: «Pour qui vous prenez-vous?»
La deuxième gouvernante traitait la première comme un chien, non seulement à cause de ses origines modestes, mais aussi parce qu'elle la considérait comme une traîtresse qui pactisait avec l'ennemi. Elle laissait faire tout le travail par Nishio-san, qui avait un malencontreux instinct d'obéissance envers sa suzeraine. Elle l'invectivait à la moindre occasion:
– Tu as vu comme tu leur parles?
– Je leur parle comme ils me parlent.
– Tu n'as aucun sens de l'honneur. Ça ne te suffit donc pas, qu'ils nous aient humiliés en 1945?
– Ce n'étaient pas eux.
– C'est la même chose. Ces gens étaient les alliés des Américains.
– Pendant la guerre, ils étaient des petits enfants, comme moi.
– Et alors? Leurs parents étaient nos ennemis. Les chats ne font pas des chiens. Je les méprise, moi.
– Tu ne devrais pas dire ça devant la gosse, dit Nishio-san en me montrant du menton.
– Ce bébé?
– Elle comprend ce que tu dis.
– Tant mieux.
– Moi, je l'aime, cette petite.
Elle disait vrai: elle m'aimait autant que ses deux filles, des jumelles âgées de dix ans qu'elle n'appelait jamais par leurs prénoms puisqu'elle ne les dissociait pas l'une de l'autre. Elle les nommait toujours futago et j'ai longtemps cru que ce mot duel était le prénom d'un seul enfant, les marques du pluriel étant souvent vagues en langue nippone. Un jour, les fillettes vinrent à la maison et Nishio-san les héla de loin: «Futago!» Elles accoururent comme des siamoises, me révélant par le fait même le sens de ce mot. La gémellité doit être au Japon un problème plus grave qu'ailleurs.
Je m'aperçus très vite que mon âge me valait un statut spécial. Au pays du Soleil-Levant, de la naissance à l'école maternelle non comprise, on est un dieu. Nishio-san me traitait comme une divinité. Mon frère, ma sœur et les futago avaient quitté l'âge sacré: on leur parlait d'une façon ordinaire. Moi, j'étais un okosama: une honorable excellence enfantine, un seigneur enfant.
Quand j'arrivais à la cuisine le matin, Nishio-san se prosternait pour être à ma hauteur. Elle ne me refusait rien. Si je manifestais le désir de manger dans son assiette, ce qui était fréquent, vu que je préférais sa nourriture à la mienne, elle ne touchait plus à sa pitance: elle attendait que j'aie fini avant de recommencer à s'alimenter, si j'avais eu la grandeur d'âme de lui laisser quelque chose.