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– Qu'est-ce qu'il fait, Papa? demandai-je un jour à ma mère.

– Il est consul.

Encore un mot inconnu dont je finirais bien par trouver la signification.

Vint l'après-midi du spectacle annoncé. Ma mère emmena au temple Hugo et ses trois enfants. La scène rituelle du avait été installée en plein air dans le jardin du sanctuaire.

Comme les autres spectateurs, nous reçûmes chacun un coussin dur pour nous y agenouiller. L'endroit était très beau et je me demandais bien ce qui allait se passer.

L'opéra commença. Je vis mon père entrer sur scène avec l'extrême lenteur requise. Il portait un costume superbe. Je ressentis une grande fierté d'avoir un géniteur aussi bien vêtu.

Puis il se mit à chanter. Je réprimai une expression de terreur. Quels étaient donc ces sons bizarres et effrayants qui sortaient de son ventre? Quelle était cette langue incompréhensible? Pourquoi la voix paternelle s'était-elle transformée en cette plainte méconnaissable? Que lui était-il arrivé? J'avais envie de pleurer, comme devant un accident.

– Qu'est-ce qu'il a, Papa? chuchotai-je à ma mère qui m'ordonna de me taire.

Etait-ce chanter? Quand Nishio-san me chantait des comptines, ça me plaisait. Là, les bruits qui sortaient de la bouche de mon père, je ne savais si ça me plaisait; je savais seulement que ça m'épouvantait, que je paniquais, que j'aurais voulu être ailleurs.

Plus tard, bien plus tard, j'ai appris à aimer le nô, à l'adorer, comme l'auteur de mes jours qui eut besoin d'apprendre à le chanter pour l'aimer à la folie. Mais un spectateur inculte et sincère qui entend du pour la première fois ne peut éprouver qu'un profond malaise, comme l'étranger qui mange pour la première fois l'âpre prune marinée au sel du petit déjeuner traditionnel japonais.

Je vécus un après-midi redoutable. A la peur initiale succéda l'ennui. L'opéra dura quatre heures, pendant lesquelles il n'arriva strictement rien. Je me demandai pourquoi nous étions là. Je ne semblais pas la seule à me poser cette question. Hugo et André montraient qu'ils s'emmerdaient. Quant à Juliette, elle s'était carrément endormie sur son coussin. J'enviais cette bienheureuse. Même ma mère avait du mal à réprimer quelques bâillements.

Mon père, agenouillé pour ne pas danser, psalmodiait son interminable mélopée. Je me demandais ce qu'il se passait dans sa tête. Autour de moi, le public japonais l'écoutait avec impassibilité, signe qu'il chantait bien.

Au coucher du soleil, le spectacle s'acheva enfin. L'artiste belge se leva et quitta la scène beaucoup plus vite que la tradition ne l'autorisait, et ce pour une raison technique: pour un corps nippon, rester à genoux pendant des heures ne pose aucun problème, alors que les jambes paternelles s'étaient profondément endormies. Il n'avait pas d'autre choix que de courir vers les coulisses pour s'y effondrer à l'abri des regards. De toute façon, au nô, le chanteur ne revient pas sur scène récolter les applaudissements, lesquels sont d'ailleurs toujours aussi peu nourris. Ovationner un artiste qui viendrait saluer eût paru du dernier vulgaire.

Le soir, mon père me demanda ce que j'avais pensé de la représentation. Je répondis par une question:

– C'est ça, être consul? C'est chanter? Il rit.

– Non, ce n'est pas ça.

– C'est quoi, alors, consul?

– C'est difficile à expliquer. Je te dirai quand tu seras plus grande.

«Ça cache quelque chose», pensai-je. Il devait avoir des activités compromettantes.

Quand j'avais un Ttntin ouvert sur les genoux, personne ne savait que je lisais. On croyait que je me contentais de regarder les images. En secret, je lisais la Bible. L'Ancien Testament était incompréhensible mais, dans le Nouveau, il y avait des choses qui me parlaient.

J'adorais le passage où Jésus pardonne à Marie Madeleine, même si je ne comprenais pas la nature de ses péchés, mais ce détail m'indifférait; j'aimais qu'elle se jette à ses genoux et qu'elle lui frotte les pieds avec ses longs cheveux. J'aurais voulu qu'on me fasse cela. La chaleur monta en flèche. Juillet commença avec la saison humide. Il se mit à pleuvoir presque tous les jours. La pluie, tiède et belle, me séduisit d'emblée.

J'adorais rester des journées entières sur la terrasse, à regarder le ciel s'acharner sur la terre. Je jouais à l'arbitre de ce match cosmogonique, comptant les points. Les nuages étaient beaucoup plus impressionnants que le sol et pourtant ce dernier finissait toujours par l'emporter car il était le grand champion de la force d'inertie. Quand il voyait arriver les superbes nuées chargées d'eau, il ruminait son leitmotiv:

– Vas-y, rosse-moi, envoie-moi ton stock de munitions, mets-y la gomme, aplatis-moi, je ne dirai rien, je ne gémirai pas, il n'y a personne qui encaisse comme moi, et quand tu n'existeras même plus pour m'avoir trop craché dessus, moi, je serai encore là.

Parfois, je quittais mon abri pour venir me coucher sur la victime et partager son sort. Je choisissais le moment le plus fascinant, celui de l'averse – le pugilat ultime, la phase du combat où le tueur frappe à la gueule au rythme de la grêle, sans s'arrêter, en un fracas retentissant de carcasse qui éclate.

J'essayais de garder les yeux ouverts pour regarder l'ennemi en face. Sa beauté était effarante. J'étais triste de savoir qu'il perdrait tôt ou tard. Dans ce duel, j'avais choisi mon camp: j'étais vendue à l'adversaire. Même si j'habitais la Terre, j'étais pour les nuages: ils étaient tellement plus séduisants. Je n'hésiterais pas à trahir pour eux.

Nishio-san venait me chercher pour me forcer à me mettre à l'abri sous le toit de la terrasse.

– Tu es folle, tu vas tomber malade.

Pendant qu'elle enlevait mes vêtements trempés et me frictionnait dans un linge, je regardais le rideau d'eau qui continuait son œuvre pléonastique: terrasser la Terre. J'avais l'impression d'habiter un gigantesque carwash.

Il pouvait arriver que la pluie l'emporte. Cette victoire provisoire s'appelait inondation.

Le niveau d'eau monta dans le quartier. Ce genre de phénomène se produisait chaque été, dans le Kansai, et n'était pas considéré comme une catastrophe: c'était un rituel prévu et en vue duquel on s'organisait, en laissant par exemple les ô-miso (les honorables caniveaux) grands ouverts dans les rues.

En voiture, il fallait rouler lentement afin d'éviter les trop fortes projections. J'avais l'impression d'être en bateau. La saison des pluies me ravissait à plus d'un titre.

Le Petit Lac Vert avait presque doublé d'étendue, engloutissant les azalées des environs. J'avais deux fois plus de place pour nager et je trouvais délicieusement étrange d'avoir parfois un buisson fleuri sous le pied.

Un jour, profitant d'une accalmie passagère, mon père voulut se promener dans le quartier.

– Tu viens avec moi? demanda-t-il en me tendant la main.

Ça ne se refusait pas.

Nous partîmes donc tous les deux marcher dans les ruelles inondées. J'adorais me promener avec mon père qui, perdu dans ses pensées, me laissait faire les bêtises que je voulais. Jamais ma mère ne m'eût autorisée à sauter à pieds joints dans les torrents du bord de la rue, mouillant ma robe et le pantalon paternel. Lui, il ne s'en apercevait même pas.

C'était un vrai quartier japonais, calme et beau, bordé de murs coiffés de tuiles nip-pones, avec les ginkgos qui dépassaient des jardins. Au loin, la ruelle se transformait en un chemin qui serpentait dans la montagne vers le Petit Lac Vert. C'était mon univers: il m'y fut donné, pour la seule fois de mon existence, de m'y sentir profondément chez moi. J'avais le bras en l'air pour tenir la main paternelle. Tout était à sa place, à commencer par moi, quand je m'aperçus que ma main était vide.

Je regardai à côté de moi: il n'y avait plus personne. La seconde d'avant, j'en étais sûre, il y avait là mon père. Il avait suffi que je détourne la tête un instant et il s'était dématérialisé. Je n'avais même pas remarqué le moment où il avait lâché ma main.

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