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– Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce qu'une pareille réponse suggère comme horreurs.

– Je m'en rends compte, hélas.

– Non, vous ne vous en rendez pas compte, ou alors pas assez. Laissez-moi vous peindre vos horreurs; imaginez un vieillard mourant, absolument seul et sans espoir. Imaginez qu'une jeune personne vienne, après une attente de soixante-six années, rendre brusquement espoir à ce vieillard en ressuscitant un passé englouti. De deux choses l'une: soit cette personne est un archange mystérieusement proche du vieillard, et c'est une apothéose; soit cette personne est une parfaite étrangère motivée par la curiosité la plus malsaine, et en ce cas, permettez-moi de vous dire que c'est immonde: c'est une violation de sépulture doublée d'un abus de confiance, c'est arracher à un mourant son trésor le plus précieux en lui faisant miroiter quelque miraculeuse rétribution, et ne lui donner en échange qu'un gros tas de merde. Quand vous êtes arrivée ici, vous avez trouvé un vieillard agonisant dans ses beaux souvenirs, et résigné à ne plus avoir de présent. Quand vous partirez d'ici, vous laisserez un vieillard agonisant dans la pourriture de ses souvenirs, et désespéré de ne plus avoir de présent. Si vous aviez eu un peu de cœur ou de décence, vous m'auriez menti, vous auriez inventé quelque lien entre nous. A présent, il est trop tard, alors si vous avez un peu de cœur ou de décence, achevez-moi, mettez un terme à mon dégoût, car c'est une souffrance insupportable.

– Vous exagérez. Je ne vois pas en quoi j'ai pu dénaturer vos souvenirs à ce point.

– Mon roman avait besoin d'une fin. Par vos manœuvres, vous m'avez fait croire que vous m'apportiez cette fin. Je n'osais plus l'espérer, je revenais à la vie après une interminable hibernation – et puis, sans honte, vous me montrez vos mains vides, vous ne m'apportiez rien d'autre qu'un rebondissement illusoire. A mon âge, on ne supporte plus ces choses-là. Sans vous, je serais mort en laissant un roman inachevé. A cause de vous, c'est ma mort elle-même qui sera inachevée.

– Trêve de figures de style, voulez-vous?

– Il s'agit bien de figures de style! Auriez-vous oublié que vous m'avez dépossédé de ma substance? Je vais vous apprendre une chose, mademoiselle: l'assassin, ce n'est pas moi, c'est vous!

– Pardon?

– Vous m'avez très bien entendu. L'assassin, c'est vous, et vous avez tué deux personnes. Aussi longtemps que Léopoldine vivait dans ma mémoire, sa mort était une abstraction. Mais vous avez tué son souvenir par votre intrusion de fouille-merde, et en tuant ce souvenir vous avez tué ce qui restait de moi.

– Sophisme.

– Vous sauriez que ce n'est pas un sophisme si vous aviez une vague connaissance de l'amour. Mais comment une sale petite fouille-merde pourrait-elle comprendre ce qu'est l'amour? Vous êtes la personne la plus étrangère à l'amour qu'il m'ait été donné de rencontrer.

– Si l'amour est ce que vous dites, je suis soulagée de lui être étrangère.

– Décidément, je ne vous aurai rien appris.

– Je me demande bien ce que vous auriez pu m'apprendre, à part étrangler les gens.

– J'aurais voulu vous apprendre qu'en étranglant Léopoldine, je lui avais épargné la seule vraie mort, qui est l'oubli. Vous me considérez comme un assassin, quand je suis l'un des rarissimes êtres humains à n'avoir tué personne. Regardez autour de vous et regardez-vous vous-même: le monde grouille d'assassins, c'est-à-dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. Oublier quelqu'un: avez-vous songé à ce que cela signifiait? L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans scrupules, ne songe qu'à faire des économies. Savez-vous en quoi consiste ce mot ignoble? A sacrifier quotidiennement, parmi les membres de l'équipage, ceux qui sont jugés superflus. Et savez-vous lesquels sont jugés superflus? Les salauds, les ennuyeux, les crétins? Pas du tout: ceux qu'on jette par-dessus bord, ce sont les inutiles – ceux dont on s'est déjà servi. Ceux-là nous ont donné le meilleur d'eux-mêmes, alors, que pourraient-ils encore nous apporter? Allons, pas de pitié, faisons le ménage, et hop! On les expédie par-dessus le bastingage, et l'océan les engloutit, implacable. Et voilà, chère mademoiselle, comment se pratique en toute impunité le plus banal des assassinats. Je n'ai jamais souscrit à cette affreuse tuerie, et c'est au nom de cette innocence que vous m'accusez aujourd'hui, conformément à ce que les humains appellent justice et qui est une sorte de mode d'emploi de la délation.

– Qui vous parle de délation? Je n'ai pas l'intention de vous dénoncer.

– Vraiment? Mais alors, vous êtes encore pire que je ne l'imaginais. En général, les fouille-merde ont la décence de s'inventer une cause. Vous, c'est gratuitement que vous fouillez la merde, sans autre plaisir que celui d'empuantir l'atmosphère. Quand vous partirez d'ici, vous vous frotterez les mains en pensant que vous n'avez pas perdu votre journée puisque vous avez souillé l'univers d'autrui. C'est un beau métier que vous faites, mademoiselle.

– Si je comprends bien, vous préféreriez que je vous traîne devant les tribunaux?

– Certainement. Avez-vous songé à ce que sera mon agonie, si vous ne me dénoncez pas, si vous me laissez seul et vide dans cet appartement, après ce que vous m'avez fait? Alors que si vous me traînez en justice, ça me divertira.

– Désolée, monsieur Tach, vous n'aurez qu'à vous dénoncer vous-même; je ne mange pas de ce pain-là.

– Vous êtes au-dessus de ces choses-là, n'est-ce pas? Vous faites partie de la pire espèce, celle qui préfère salir que démolir. Pouvez-vous m'expliquer ce qui s'est passé dans votre tête, le jour où vous avez décidé de venir me torturer? A quel instinct gratuitement immonde avez-vous donc cédé?

– Vous le savez depuis le début, cher monsieur: auriez-vous oublié l'enjeu de notre pari? Je voulais vous voir ramper à mes pieds. Suite à ce que vous m'avez dit, je le désire plus encore. Rampez donc, puisque vous avez perdu.

– J'ai perdu, en effet, mais je préfère mon sort au vôtre.

– Tant mieux pour vous. Rampez.

– C'est votre vanité féminine qui veut me voir ramper?

– C'est mon désir de vengeance. Rampez.

– Vous n'avez donc rien compris.

– Mes critères ne seront jamais les vôtres, et j'ai très bien compris. Je considère la vie comme le bienfait le plus précieux, aucun de vos discours n'y changera rien. Sans vous, Léopoldine aurait vécu, avec ce que la vie comporte d'horreurs mais aussi avec ce qu'elle comporte de beautés. Il n'y a rien à ajouter. Rampez.

– Après tout, je ne vous en veux pas.

– Il ne manquerait plus que ça. Rampez.

– Vous vivez dans une sphère étrangère à la mienne. Il est normal que vous ne puissiez pas comprendre.

– Votre condescendance me touche. Rampez.

– En fait, je suis beaucoup plus tolérant que vous: je suis capable d'admettre que vous viviez avec d'autres critères. Pas vous. Pour vous, il n'existe qu'une seule manière de voir les choses. Vous avez l'esprit étroit.

– Monsieur Tach, soyez certain que vos considérations existentielles ne m'intéressent pas. Je vous ordonne de ramper, point final.

– Soit. Mais comment voulez-vous que je rampe? Auriez-vous oublié que je suis impotent?

– C'est juste. Je vais vous aider.

– La journaliste se leva, prit l'obèse par les aisselles et, au prix d'un gros effort, le jeta sur le tapis, face contre terre.

– Au secours! A l'aide!

Mais dans cette position, la belle voix du romancier était étouffée et personne ne pouvait l'entendre, à part la jeune femme.

– Rampez.

– Je ne supporte pas d'être couché sur le ventre. Le médecin me l'a interdit.

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