– Calmez-vous, j'essaie seulement de faire mon métier.
– Eh bien moi, j'essaie de faire le mien.
– Alors pour vous, un écrivain est une personne dont le métier consiste à ne pas répondre aux questions?
– Voilà.
– Et Sartre?
– Quoi, Sartre?
– En voilà un qui répondait aux questions, non?
– Et alors?
– Cela contredit votre définition.
– Pas le moins du monde: ça la confirme, au contraire.
– Vous voulez dire que Sartre n'est pas un écrivain?
– Vous ne le saviez pas?
– Mais enfin, il écrivait remarquablement bien.
– Certains journalistes aussi écrivent remarquablement bien. Mais il ne suffit pas d'avoir une bonne plume pour être écrivain.
– Ah non? Et que faut-il d'autre alors?
– Beaucoup de choses. D'abord, il faut des couilles. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes; la preuve, c'est que certaines femmes en ont. Oh, très peu, mais elles existent: je pense à Patricia Highsmith.
– C'est étonnant, qu'un grand écrivain comme vous aime les œuvres de Patricia Highsmith.
– Pourquoi? Ça n'a rien d'étonnant. Mine de rien, en voilà une qui doit haïr les gens autant que moi, et les femmes en particulier. On sent qu'elle n'écrit pas dans le but d'être accueillie dans les salons.
– Et Sartre, il écrivait dans le but d'être accueilli dans les salons?
– Et comment! Je n'ai jamais rencontré ce monsieur, mais rien qu'à le lire j'ai pu comprendre à quel point il aimait les salons.
– Difficile à avaler, de la part d'un gauchiste.
– Et alors? Vous croyez que les gauchistes n'aiment pas les salons? Je crois au contraire qu'ils les aiment plus que n'importe qui. C'est bien normal d'ailleurs: si j'avais été ouvrier toute ma vie, il me semble que je rêverais de fréquenter les salons.
– Vous simplifiez extraordinairement la situation: tous les gauchistes ne sont pas ouvriers. Certains gauchistes sont issus d'excellentes familles.
– Vraiment? Ceux-là n'ont pas d'excuse, alors.
– Seriez-vous anticommuniste primaire, monsieur Tach?
– Seriez-vous éjaculateur précoce, monsieur le journaliste?
– Mais enfin, cela n'a rien à voir.
– Je suis bien de cet avis. Alors, revenons à nos couilles. C'est l'organe le plus important de l'écrivain. Sans couilles, un écrivain met sa plume au service de la mauvaise foi. Pour vous donner un exemple, prenons un écrivain qui a une très bonne plume, fournissons-lui de quoi écrire. Avec de solides couilles, ça donnera Mort à crédit. Sans couilles, ça donnera La Nausée.
– Vous ne trouvez pas que vous simplifiez un peu?
– C'est vous, journaliste, qui me dites ça? Et moi qui essayais, avec mon exquise bonhomie, de me mettre à votre niveau!
– On ne vous en demande pas tant. Ce que je veux, c'est une définition méthodique et précise de ce que vous appelez «couilles».
– Pourquoi? Ne me dites pas que vous essayez de rédiger une brochure de vulgarisation à mon sujet!
– Mais non! Je désirais seulement avoir une communication un tant soit peu claire avec vous.
– Ouais, c'est bien ce que je craignais.
– Allons, monsieur Tach, simplifiez-moi la tâche, pour une fois.
– Sachez que j'ai horreur des simplifications, jeune homme; alors, a fortiori, si vous me demandez de me simplifier moi-même, ne vous attendez pas à ce que je sois enthousiaste.
– Mais je ne vous demande pas de vous simplifier vous-même, voyons! Je vous demande seulement une toute petite définition de ce que vous appelez «couilles».
– Ça va, ça va, ne pleurez pas. Mais qu'est-ce que vous avez, vous autres journalistes? Vous êtes tous des hypersensibles.
– Je vous écoute.
– Eh bien, les couilles sont la capacité de résistance d'un individu à la mauvaise foi ambiante. Scientifique, hein?
– Poursuivez.
– Autant vous dire que presque personne n'a ces couilles-là. Quant à la proportion de gens qui ont à la fois une bonne plume et ces couilles-là, elle est infinitésimale. C'est pourquoi il y a si peu d'écrivains sur terre. D'autant plus que d'autres qualités sont aussi requises.
– Lesquelles?
– Il faut une bitte.
– Après les couilles, la bitte: logique. Définition de la bitte?
– La bitte, c'est la capacité de création. Rares sont les gens qui sont capables de créer réellement. La plupart se contentent de copier les prédécesseurs avec plus ou moins de talent – prédécesseurs qui sont le plus souvent d'autres copieurs. Il peut arriver qu'une bonne plume soit pourvue d'une bitte mais pas de couilles: Victor Hugo, par exemple.
– Et vous?
– J'ai peut-être une gueule d'eunuque, mais j'ai une grande bitte.
– Et Céline?
– Ah, Céline a tout: plume de génie, grosses couilles, grosse bitte, et le reste.
– Le reste? Que faut-il encore? Un anus?
– Surtout pas! C'est au lecteur d'avoir un anus pour se faire avoir, pas à l'écrivain. Non, ce qu'il faut encore, c'est des lèvres.
– Je n'ose vous demander de quelles lèvres il s'agit.
– Mais vous êtes infect, ma parole! Je vous parle des lèvres qui servent à refermer la bouche, compris? Immonde individu!
– Bon. Définition des lèvres?
– Les lèvres ont deux rôles. D'abord, elles font de la parole un acte sensuel. Avez-vous déjà imaginé ce que serait la parole sans les lèvres? Ce serait quelque chose de bêtement froid, d'une sécheresse sans nuances, comme les propos d'un huissier de justice. Mais le deuxième rôle est encore beaucoup plus important: les lèvres servent à fermer la bouche sur ce qui ne doit pas être dit. La main aussi a ses lèvres, celles qui l'empêchent d'écrire ce qui ne doit pas l'être. C'est démesurement indispensable. Des écrivains bourrés de talent, de couilles et de bitte ont raté leur œuvre pour avoir dit des choses qu'ils ne devaient pas dire.
– Venant de vous, ces paroles m'étonnent: vous n'êtes pas du style à vous autocensurer.
– Qui vous parle d'autocensure? Les choses à ne pas dire ne sont pas forcément les choses sales, au contraire. Il faut toujours raconter les saletés qu'on a en soi: c'est sain, c'est gai, c'est tonique. Non, les choses à ne pas dire sont d'un autre ordre – et ne vous attendez pas à ce que je vous l'explique, puisque ce sont précisément des choses à ne pas dire.
– Me voilà bien avancé.
– Ne vous avais-je pas prévenu, tout à l'heure, que mon métier consiste à ne pas répondre aux questions? Changez de métier, mon vieux.
– Ne pas répondre aux questions, cela fait également partie du rôle des lèvres, n'est-ce pas?
– Pas seulement des lèvres, des couilles aussi. Il faut des couilles pour ne pas répondre à certaines questions.
– Plume, couilles, bitte, lèvres, c'est tout?
– Non, il faut encore l'oreille et la main.
– L'oreille, c'est pour entendre?
– Cela s'entend. Vous êtes génial, jeune homme. En fait, l'oreille est la caisse de résonance des lèvres. C'est le gueuloir intérieur. Flaubert était bien coquet avec son gueuloir, mais s'imaginait-il vraiment qu'on allait le croire? Il le savait, qu'il était inutile de gueuler les mots: les mots gueulent tout seuls. Il suffit de les écouter en soi.
– Et la main?
– La main, c'est pour jouir. C'est atrocement important. Si un écrivain ne jouit pas, alors il doit s'arrêter à l'instant. Écrire sans jouir, c'est immoral. L'écriture porte déjà en elle tous les germes de l'immoralité. La seule excuse de l'écrivain, c'est sa jouissance. Un écrivain qui ne jouirait pas, ce serait quelque chose d'aussi dégueulasse qu'un salaud qui violerait une petite fille sans même jouir, qui violerait pour violer, pour faire un mal gratuit.
– Cela ne se compare pas. L'écriture n'est pas si nocive.
– Vous ne savez pas ce que vous dites. Évidemment, comme vous ne m'avez pas lu, vous ne pouvez pas savoir. L'écriture fout la merde à tous les niveaux: pensez aux arbres qu'il a fallu abattre pour le papier, aux emplacements qu'il a fallu trouver pour stocker les livres, au fric que leur impression a coûté, au fric que ça coûtera aux éventuels lecteurs, à l'ennui que ces malheureux éprouveront à. les lire, à la mauvaise conscience des misérables qui les achèteront et n'auront pas le courage de les lire, à la tristesse des gentils imbéciles qui les liront sans les comprendre, enfin et surtout à la fatuité des conversations qui feront suite à leur lecture ou à leur non-lecture. Et j'en passe! Alors, n'allez pas me dire que l'écriture n'est pas nocive.