– Évidemment. Si vous l'aviez lu, vous sauriez pourquoi. Il y a mille raisons pour détester les gens. La plus importante, pour moi, c'est leur mauvaise foi qui est absolument indécrottable. Cette mauvaise foi n'a d'ailleurs jamais été aussi à l'honneur qu'aujourd'hui. J'ai connu bien des époques, vous pensez: je peux néanmoins vous affirmer que je n'ai jamais autant détesté une époque que celle-ci. L'ère de la mauvaise foi en plein. La mauvaise foi, c’est bien pis que la déloyauté, la duplicité, la perfidie. Être de mauvaise foi, c'est se mentir d'abord à soi-même, non pour d'éventuels problèmes de conscience, mais pour son autosatisfaction sirupeuse, avec de jolis mots comme «pudeur» ou «dignité». Ensuite, c'est mentir aux autres, mais pas des mensonges honnêtes et méchants, pas pour foutre la merde, non: des mensonges de faux-cul, des mensonges light, qu'on vous déblatère avec un sourire comme si ça devait vous faire plaisir.
– Exemple?
– Eh bien, l'actuelle condition féminine.
– Comment? Seriez-vous féministe?
– Féministe, moi? Je hais les femmes encore plus que les hommes.
– Pourquoi?
– Pour mille raisons. D'abord parce qu'elles sont laides: avez-vous déjà vu plus laid qu'une femme? A-t-on idée d'avoir des seins, des hanches, et je vous épargne le reste? Et puis, je hais les femmes comme je hais toutes les victimes. Une très sale race, les victimes. Si on exterminait à fond cette race-là, peut-être aurait-on enfin la paix, et peut-être les victimes auraient-elles enfin ce qu'elles désirent, à savoir le martyre. Les femmes sont des victimes particulièrement pernicieuses puisqu'elles sont avant tout victimes d'elles-mêmes, des autres femmes. Si vous voulez connaître la lie des sentiments humains, penchez-vous sur les sentiments que nourrissent les femmes envers les autres femmes: vous frissonnerez d'horreur devant tant d'hypocrisie, de jalousie, de méchanceté, de bassesse. Jamais vous ne verrez deux femmes se battre sainement à coups de poing ni même s'envoyer une solide bordée d'injures: chez elles, c'est le triomphe des coups bas, des petites phrases immondes qui font tellement plus de mal qu'un direct dans la mâchoire. Vous me direz que ce n'est pas neuf, que l'univers féminin est ainsi depuis Adam et Eve. Moi, je dis que le sort de la femme n'a jamais été pire – par leur faute, nous sommes bien d'accord, mais qu'est-ce que ça change? La condition féminine est devenue le théâtre des mauvaises fois les plus écœurantes.
– Vous n'avez toujours rien expliqué.
– Prenons la situation comme elle l'était avant: la femme est inférieure à l'homme, ça coule de source – il suffit de voir combien elle est laide. Dans le passé, aucune mauvaise foi: on ne lui cachait pas son infériorité et on la traitait comme telle. Aujourd'hui, c'est dégueulasse: la femme est toujours inférieure à l'homme – elle est toujours aussi laide -, mais on lui raconte qu'elle est son égale. Comme elle est stupide, elle le croit, bien sûr. Or, on la traite toujours comme une inférieure: les salaires n'en sont qu'un indice mineur. Les autres indices sont bien plus graves: les femmes sont toujours à la traîne dans tous les domaines, à commencer par celui de la séduction – ce qui n'a rien d'étonnant, vu leur laideur, leur peu d'esprit et surtout leur hargne dégoûtante qui affleure à la moindre occasion. Admirez donc la mauvaise foi du système: faire croire à une esclave laide, bête, méchante et sans charme, qu'elle part avec les mêmes chances que son seigneur, alors qu'elle n'en a pas le quart. Moi, je trouve ça infect. Si j'étais femme, je serais écœurée.
– Vous concevez, j'espère, qu'on puisse ne pas être d'accord avec vous?
– «Concevoir» n'est pas le verbe qui convient. Je ne le conçois pas, je m'en offusque. Au nom de quelle mauvaise foi parviendriez-vous à me contredire?
– Au nom de mes goûts, d'abord. Je ne trouve pas les femmes laides.
– Mon pauvre ami, vous avez des goûts de chiottes.
– C'est beau, un sein.
– Vous ne savez pas ce que vous dites. Sur le papier glacé des magazines, ces protubérances femelles sont déjà à la limite de l'inacceptable. Que dire de celles des vraies femelles, de celles qu'on n'ose pas montrer et qui sont l'immense majorité des mamelles? Pouah.
– Ça, ce sont vos goûts. On peut ne pas les partager.
– Oh oui, on peut même trouver beau le boudin qu'on vend à la boucherie: rien n'est interdit.
– Cela n'a rien à voir.
– Les femmes, c'est de la sale viande. Parfois, on dit d'une femme particulièrement laide qu'elle est un boudin: la vérité, c'est que toutes les femmes sont des boudins.
– Permettez-moi alors de vous demander ce que vous êtes, vous.
– Un tas de saindoux. Ça ne se voit pas?
– En revanche, trouvez-vous que les hommes sont beaux?
– Je n'ai pas dit ça. Les hommes ont un physique moins affreux que les femmes. Mais ils ne sont pas beaux pour autant.
– Personne n'est beau, alors?
– Si. Certains enfants sont très beaux. Ça ne dure pas, hélas.
– Vous considérez donc l'enfance comme un âge béni?
– Vous avez entendu ce que vous venez de dire? «L'enfance est un âge béni.»
– C'est un lieu commun, mais c'est vrai, non?
– Bien sûr que c'est vrai, animal! Mais est-il nécessaire de le dire? Tout le monde sait ça.
– En fait, monsieur Tach, vous êtes quelqu'un de désespéré.
– C'est maintenant que vous le découvrez? Reposez-vous, jeune homme, tant de génie va vous épuiser.
– Quels sont les fondements de votre désespoir?
– Tout. Ce n'est pas tant le monde qui est mal fichu, mais la vie. La mauvaise foi actuelle consiste aussi à clamer le contraire. Non mais vous les entendez tous bêler de concert: «La vie est bêêêêlle! Nous aimons la vie!» Ça me fait grimper au plafond, d'entendre de pareilles sottises.
– Ces sottises sont peut-être sincères.
– Je le crois aussi, et ce n'en est que plus grave: ça prouve que la mauvaise foi est efficace, que les gens avalent ces sornettes. Ainsi, ils ont des vies de merde avec des boulots de merde, ils vivent dans des endroits horribles avec des personnes épouvantables, et ils poussent l'abjection jusqu'à appeler ça le bonheur.
– Mais tant mieux pour eux, s'ils sont heureux comme cela!
– Tant mieux pour eux, comme vous dites.
– Et vous, monsieur Tach, quel est votre bonheur?
– Néant. J'ai la paix, c'est déjà ça – enfin, j'avais la paix.
– N'avez-vous jamais été heureux?
Silence.
– Dois-je comprendre que vous avez été heureux?… Dois-je comprendre que vous n'avez jamais été heureux?
– Taisez-vous, je réfléchis. Non, je n'ai jamais été heureux.
– C'est terrible.
– Vous voulez un mouchoir?
– Même pendant votre enfance?
– Je n'ai jamais été enfant.
– Que voulez-vous dire?
– Ça, très exactement.
– Vous avez bien été petit!
– Petit, oui, mais pas enfant. J'étais déjà Prétextat Tach.
– Il est vrai qu'on ne sait rien de votre enfance. Vos biographies commencent toujours quand vous êtes déjà adulte.
– Normal, puisque je n'ai pas eu d'enfance.
– Vous avez eu des parents, quand même.
– Vous accumulez les intuitions géniales, jeune homme.
– Que faisaient vos parents?
– Rien.
– Comment cela?
– Rentiers. Très vieille fortune de famille.
– Existe-t-il d'autres descendants que vous?
– C'est le fisc qui vous envoie?
– Non, je voulais seulement savoir si…
– Mêlez-vous de vos affaires.
– Etre journaliste, monsieur Tach, c'est se mêler des affaires des autres.
– Changez de métier.
– Pas question. J'aime ce métier.
– Mon pauvre garçon.
– Je vais vous poser ma question autrement: racontez-moi la période de votre vie au cours de laquelle vous avez été le plus heureux.
Silence.
– Faut-il que je vous pose ma question d'une autre manière?
– Vous me prenez pour un crétin ou quoi? A quel jeu jouez-vous? Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour, etc., c'est ça?