Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Par la suite il lui est arrivé souvent de profiter de son sommeil pour remplir une petite valise en skaï, et s'en aller sur la pointe des pieds. Une fois dehors elle marchait dans les rues, comme du temps de sa jeunesse elle regardait les façades des immeubles et se demandait pourquoi elle ne faisait pas plutôt partie d'un de ces cerveaux endormis de l'autre côté des volets clos. Elle se rendait à la gare, tournait en rond sur le parking. Elle ne savait pas si au matin elle aurait la force de prendre un train, s'installer ailleurs et se fondre dans un nouvel anonymat. Elle rebroussait chemin.

En rentrant elle avait la tête qui tournait, elle était obligée de s'asseoir. Elle se sentait nostalgique de l'époque où elle aimait tant le suicide qu'il pouvait lui servir de refuge à tout instant. Aujourd'hui, elle redoutait même la mort naturelle. Alors elle était prisonnière de la réalité, elle était obligée de se débattre dans son vase clos.

Elle s'étendait sur le lit, elle entendait déjà les premiers bruits de l'aube. Elle tremblait, elle avait l'impression que sa vie entière tenait en un seul souvenir glacé comme une couverture mouillée.

Elle se levait. Elle buvait des bols de café attablée dans sa cuisine minuscule. Elle entrouvrait les volets. Elle comprenait de moins en moins pourquoi elle se trouvait ici, plutôt qu'en bas, en face, ou dans l'avion qu'elle supposait de l'autre côté des nuages. Elle imaginait même qu'elle aurait pu exister à la place de son fils, jouant les deux rôles. Elle l'aurait éloigné, il serait parti pour n'importe quelle destination où il aurait bâti une existence autonome. À moins qu'elle ait profité de sa jeunesse pour exalter en lui le goût du risque et le perdre dans un impossible exploit.

Le gamin n'était plus scolarisé depuis des lustres. Il était devenu un adulte instable. Il se servait du domicile maternel comme d'un port d'attache. Mais un soir en rentrant elle a constaté que toutes ses affaires avaient disparu. Sans savoir pourquoi, elle a eu la certitude qu'elle ne le reverrait jamais plus.

Quinze jours après, son bonheur était déjà émoussé. Elle somnolait à son travail, dans son lit elle ne fermait pas l'œil de la nuit. Ses collègues prenaient rarement la peine de lui parler, et ils ne répondaient pas de bonne grâce à ses questions. Pour s'occuper, elle se maquillait durant les pauses. Elle voyait son épiderme qui s'effondrait, à présent il était à peine solidaire de l'os du visage.

Quand elle quittait son bureau, elle se jetait dans la foule comme dans une mer froide où il faut nager, se débattre pour éviter l'hydrocution. Elle remontait les rues, elle se sentait exister dans la bousculade. Elle ne voyait pas les visages, mais la race humaine la touchait de toutes parts. Elle faisait partie d'une colonie innombrable, elle filait au milieu de ses congénères. Elle avait besoin de se perdre, de percuter n'importe quel corps pour le plaisir de s'apercevoir que la solitude était absente, que quelqu'un était là, partout, en train de marcher, ou ailleurs immobile à l'intérieur d'un moyen de transport, d'une pièce d'habitation, ou même en équilibre sur la pente d'un toit qu'il réparait en pensant à une roue de vélo crevée pendue à un clou dans le garage de son pavillon.

Elle touchait un bras en passant devant un arrêt de bus, elle sentait monter en elle toute la personne à laquelle il appartenait. Elle la conservait dans son cerveau comme une connaissance déjà ancienne avec qui on peut évoquer des souvenirs communs ou entamer une conversation sur le sens de la vie. À force de frôler des individus, il lui semblait avoir en elle des attroupements, des murmures, des discussions, des cris de fous qui se battaient à l'écart comme des ivrognes. Elle n'était plus qu'un bâtiment où des gens entrent et sortent, où d'autres s'activent pendant des heures, où certains gisent sur le sol poisseux des parkings avec un blouson troué sur le visage. Le trafic de la ville se faisait en elle peu à peu, rien ne lui était extérieur. Elle était la boule du monde, avec ces villes lumineuses ou éteintes et toutes ces peuplades en pleine guerre ou dans le ravissement imbécile de la paix.

Un soir, pour fêter son départ à la retraite elle a bu un gobelet de champagne avec les gens du bureau. Il y a eu un discours rapide et un foulard en guise de cadeau d'adieu. Elle est rentrée chez elle, le chauffage de l'immeuble était en panne. Elle a ouvert la fenêtre, elle s'est penchée. Elle a constaté une fois encore que le vide l'effrayait.

Maintenant qu'elle ne retournerait plus jamais à son travail, elle se demandait s'il lui restait encore une relation, une connaissance quelconque, quelque part. Elle avait eu un embryon de conversation deux jours auparavant avec une petite caissière dans un supermarché du quartier. Mais ces filles ne restaient pas longtemps en poste, il était probable qu'elle n'aurait plus l'occasion de lui parler.

Les mois passaient, des saisons entières. Elle s'ennuyait, même si le temps s'écoulait beaucoup plus vite que dans sa jeunesse. Elle essayait de dormir jusqu'à midi, mais elle se réveillait souvent à l'aube. Elle sortait, achetant un objet insignifiant pour soutirer quelques secondes de bavardage au commerçant, ou s'accoudant au comptoir d'un café dans l'espoir d'établir un dialogue avec n'importe qui.

Elle regardait les clients, ils ne ressemblaient pas à un modèle, on voyait qu'on les avait fabriqués separément et qu’en ce moment aucun ne percevait la même chose. Ils faisaient des rêves dissemblables, leurs consciences étaient closes, scellées, et le mince filet de paroles qui s'en échappait n'était qu'un nuage d'encre crachotée qui les dissimulait tout à fait. Ils appartenaient chacun à une espèce dont ils étaient le phénomène unique, et quand leur vie s'achèverait elle disparaîtrait avec eux pour ne plus jamais resurgir.

Ils étaient une multitude de minuscules îlots à la dérive qui s'entrechoquaient sans jamais pouvoir s'unir. Leurs solitudes étaient innombrables, réelles, mais si rapprochées l'une de l'autre qu'on avait l'impression qu'ils ne formaient qu'une dense plaque humaine, vibrante, comme un bouillon de culture sous un microscope. Ils étaient incapables de communiquer, ils avaient beau produire des mots, s'envoyer des signaux, ils ne comprenaient que les émanations de leur propre cerveau. Durant toute leur existence, ils cherchaient en vain un contact tangible, hors de l'imaginaire du quotidien. Même leur mort était un événement intime qu'ils ne pouvaient partager avec personne.

Parfois d'un pas lent elle allait d'une table à l'autre, posant la main sur le dossier des chaises. On ne s'occupait pas d'elle, tout le monde l'ignorait. À sa place, d'autres auraient été heureuses de faire partie de la population encore en vie, déjà née, et pas de ce magma d'inexistences qui s'étaient volatilisées ce matin, l'an dernier, cent siècles plus tôt, ou de cette infinité d'existences incertaines qui naîtraient peut-être un jour si elles avaient de la chance.

À mesure qu'elle vieillissait, les gens se détournaient d'elle davantage. Ils considéraient sa présence comme un embarras sur leur territoire, et ils avaient honte pour elle quand elle osait ouvrir la bouche. Ils se demandaient pourquoi elle n'avait pas disparu à l'aube avec les détritus que les arroseuses municipales chassaient vers les bouches d'égout.

Elle avançait moins vite, elle ne s'éloignait plus. Il lui arrivait de rester une journée entière au lit en s'imaginant traverser une nuit d'été claire et bruyante.

Elle oubliait de s'alimenter, elle se souvenait d'une nourriture prise l'avant-veille qui lui tenait toujours au corps.

Le matin de sa mort elle a entrouvert la porte de son logement. Un voisin a remarqué sa dépouille qui dépassait sur le palier.

51
{"b":"100546","o":1}