Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Le vieux chanoine demandait: – Mais qu’a-t-elle? Qu’avez-vous, ma nièce?

Le Message - pic_2.jpg

Enfin, aidé par la femme de chambre, je transportai Juliette dans sa chambre; je recommandai soigneusement de veiller sur elle et de dire à tout le monde que la comtesse avait la migraine. Puis, nous redescendîmes, le chanoine et moi, dans la salle à manger. Il y avait déjà quelque temps que nous avions quitté le comte, je ne pensai guère à lui qu’au moment où je me trouvai sous le péristyle, son indifférence me surprit; mais mon étonnement augmenta quand je le trouvai philosophiquement assis à table: il avait mangé presque tout le dîner, au grand plaisir de sa fille qui souriait de voir son père en flagrante désobéissance aux ordres de la comtesse. La singulière insouciance de ce mari me fut expliquée par la légère altercation qui s’éleva soudain entre le chanoine et lui. Le comte était soumis à une diète sévère que les médecins lui avaient imposée pour le guérir d’une maladie grave dont le nom m’échappe; et, poussé par cette gloutonnerie féroce, assez familière aux convalescents, l’appétit de la bête l’avait emporté chez lui sur toutes les sensibilités de l’homme. En un moment j’avais vu la nature dans toute sa vérité, sous deux aspects bien différents qui mettaient le comique au sein même de la plus horrible douleur. La soirée fut triste. J’étais fatigué. Le chanoine employait toute son intelligence à deviner la cause des pleurs de sa nièce. Le mari digérait silencieusement, après s’être contenté d’une assez vague explication que la comtesse lui fit donner de son malaise par sa femme de chambre, et qui fut, je crois, empruntée aux indispositions naturelles à la femme. Nous nous couchâmes tous de bonne heure. En passant devant la chambre de la comtesse pour aller au gîte où me conduisit un valet, je demandai timidement de ses nouvelles. En reconnaissant ma voix, elle me fit entrer, voulut me parler; mais, ne pouvant rien articuler, elle inclina la tête, et je me retirai. Malgré les émotions cruelles que je venais de partager avec la bonne foi d’un jeune homme, je dormis accablé par la fatigue d’une marche forcée. À une heure avancée de la nuit, je fus réveillé par les aigres bruissements que produisirent les anneaux de mes rideaux violemment tirés sur leurs tringles de fer. Je vis la comtesse assise sur le pied de mon lit. Son visage recevait toute la lumière d’une lampe posée sur ma table.

– Est-ce bien vrai, monsieur? me dit-elle. Je ne sais comment je puis vivre après l’horrible coup qui vient de me frapper; mais en ce moment j’éprouve du calme. Je veux tout apprendre.

– Quel calme! me dis-je en apercevant l’effrayante pâleur de son teint qui contrastait avec la couleur brune de sa chevelure, en entendant les sons gutturaux de sa voix, en restant stupéfait des ravages dont témoignaient tous ses traits altérés. Elle était étiolée déjà comme une feuille dépouillée des dernières teintes qu’y imprime l’automne. Ses yeux rouges et gonflés, dénués de toutes leurs beautés, ne réfléchissaient qu’une amère et profonde douleur: vous eussiez dit d’un nuage gris, là où naguère pétillait le soleil.

Je lui redis simplement, sans trop appuyer sur certaines circonstances trop douloureuses pour elle, l’événement rapide qui l’avait privée de son ami. Je lui racontai la première journée de notre voyage, si remplie par les souvenirs de leur amour. Elle ne pleura point, elle écoutait avec avidité, la tête penchée vers moi, comme un médecin zélé qui épie un mal. Saisissant un moment où elle me parut avoir entièrement ouvert son cœur aux souffrances et vouloir se plonger dans son malheur avec toute l’ardeur que donne la première fièvre du désespoir, je lui parlai des craintes qui agitèrent le pauvre mourant, et lui dis comment et pourquoi il m’avait chargé de ce fatal message. Ses yeux se séchèrent alors sous le feu sombre qui s’échappa des plus profondes régions de l’âme. Elle put pâlir encore. Lorsque je lui tendis les lettres que je gardais sous mon oreiller, elle les prit machinalement; puis elle tressaillit violemment, et me dit d’une voix creuse: – Et moi qui brûlais les siennes! Je n’ai rien de lui! rien! rien.

Elle se frappa fortement au front.

– Madame, lui dis-je. Elle me regarda par un mouvement convulsif. – J’ai coupé sur sa tête, dis-je en continuant, une mèche de cheveux que voici.

Et je lui présentai ce dernier, cet incorruptible lambeau de celui qu’elle aimait. Ah! si vous aviez reçu comme moi, les larmes brûlantes qui tombèrent alors sur mes mains, vous sauriez ce qu’est la reconnaissance, quand elle est si voisine du bienfait! Elle me serra les mains, et d’une voix étouffée, avec un regard brillant de fièvre, un regard où son frêle bonheur rayonnait à travers d’horribles souffrances: – Ah! vous aimez! dit-elle. Soyez toujours heureux! ne perdez pas celle qui vous est chère!

Elle n’acheva pas, et s’enfuit avec son trésor.

Le lendemain, cette scène nocturne, confondue dans mes rêves, me parut être une fiction. Il fallut, pour me convaincre de la douloureuse vérité, que je cherchasse infructueusement les lettres sous mon chevet. Il serait inutile de vous raconter les événements du lendemain. Je restai plusieurs heures encore avec la Juliette que m’avait tant vantée mon pauvre compagnon de voyage. Les moindres paroles, les gestes, les actions de cette femme me prouvèrent la noblesse d’âme, la délicatesse de sentiment qui faisaient d’elle une de ces chères créatures d’amour et de dévouement si rares semées sur cette terre. Le soir, le comte de Montpersan me conduisit lui-même jusqu’à Moulins. En y arrivant, il me dit avec une sorte d’embarras: – Monsieur, si ce n’est pas abuser de votre complaisance, et agir bien indiscrètement avec un inconnu auquel nous avons déjà des obligations, voudriez-vous avoir la bonté de remettre, à Paris, puisque vous y allez, chez monsieur de… (j’ai oublié le nom), rue du Sentier, une somme que je lui dois, et qu’il m’a prié de lui faire promptement passer?

– Volontiers, dis-je.

Et dans l’innocence de mon âme, je pris un rouleau de vingt-cinq louis, qui me servit à revenir à Paris, et que je rendis fidèlement au prétendu correspondant de monsieur de Montpersan.

À Paris seulement, et en portant cette somme dans la maison indiquée, je compris l’ingénieuse adresse avec laquelle Juliette m’avait obligé. La manière dont me fut prêté cet or, la discrétion gardée sur une pauvreté facile à deviner, ne révèlent-ils pas tout le génie d’une femme aimante!

Quelles délices d’avoir pu raconter cette aventure à une femme qui, peureuse, vous a serré, vous a dit: – Oh! cher, ne meurs pas, toi?

Paris, janvier 1832

4
{"b":"100449","o":1}