Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Depuis ces jours d’insouciance, j’ai eu trop de batailles à livrer pour distiller les moindres actes de la vie et ne rien faire qu’en accomplissant les cadences de l’étiquette et du bon ton qui sèchent les émotions les plus généreuses.

– Monsieur le comte, je voudrais vous parler en particulier, dis-je d’un air mystérieux et en faisant quelques pas en arrière.

Il me suit. Juliette nous laissa seuls, et s’éloigna négligemment en femme certaine d’apprendre les secrets de son mari au moment où elle voudra les savoir. Je racontai brièvement au comte la mort de mon compagnon de voyage. L’effet que cette nouvelle produisit sur lui me prouva qu’il portait une affection assez vive à son jeune collaborateur, et cette découverte me donna la hardiesse de répondre ainsi dans le dialogue qui s’ensuivit entre nous deux.

– Ma femme va être au désespoir, s’écria-t-il, et je serai obligé de prendre bien des précautions pour l’instruire de ce malheureux événement.

– Monsieur, en m’adressant d’abord à vous, lui dis-je, j’ai rempli un devoir. Je ne voulais pas m’acquitter de cette mission donnée par un inconnu près de madame la comtesse sans vous en prévenir; mais il m’a confié une espèce de fidéicommis honorable, un secret dont je n’ai pas le pouvoir de disposer. D’après la haute idée qu’il m’a donnée de votre caractère, j’ai pensé que vous ne vous opposeriez pas à ce que j’accomplisse ses derniers vœux. Madame la comtesse sera libre de rompre le silence qui m’est imposé.

En entendant son éloge, le gentilhomme balança très-agréablement la tête. Il me répondit par un compliment assez entortillé, et finit en me laissant le champ libre. Nous revînmes sur nos pas. En ce moment, la cloche annonça le dîner; je fus invité à le partager. En nous retrouvant graves et silencieux, Juliette nous examina furtivement. Étrangement surprise de voir son mari prenant un prétexte frivole pour nous procurer un tête à tête, elle s’arrêta en me lançant un de ces coups d’œil qu’il n’est donné qu’aux femmes de jeter. Il y avait dans son regard toute la curiosité permise à une maîtresse de maison qui reçoit un étranger tombé chez elle comme des nues; il y avait toutes les interrogations que méritaient ma mise, ma jeunesse et ma physionomie, contrastes singuliers! puis tout le dédain d’une maîtresse idolâtrée aux yeux de qui les hommes ne sont rien, hormis un seul; il y avait des craintes involontaires, de la peur, et l’ennui d’avoir un hôte inattendu, quand elle venait, sans doute, de ménager à son amour tous les bonheurs de la solitude. Je compris cette éloquence muette, et j’y répondis par un triste sourire, sourire plein de pitié, de compassion. Alors, je la contemplai pendant un instant dans tout l’éclat de sa beauté, par un jour serein, au milieu d’une étroite allée bordée de fleurs. En voyant cet admirable tableau, je ne pus retenir un soupir.

– Hélas! madame, je viens de faire un bien pénible voyage, entrepris… pour vous seule.

– Monsieur! me dit-elle.

– Oh! repris-je, je viens au nom de celui qui vous nomme Juliette. Elle pâlit. – Vous ne le verrez pas aujourd’hui.

– Il est malade? dit-elle à voix basse.

– Oui, lui répondis-je. Mais, de grâce, modérez-vous. Je suis chargé par lui de vous confier quelques secrets qui vous concernent, et croyez que jamais messager ne sera ni plus discret ni plus dévoué.

– Qu’y a-t-il?

– S’il ne vous aimait plus?

– Oh! cela est impossible! s’écria-t-elle en laissant échapper un léger sourire qui n’était rien moins que franc.

Tout à coup elle eut une sorte de frisson, me jeta un regard fauve et prompt, rougit et dit: – Il est vivant?

Grand Dieu! quel mot terrible! J’étais trop jeune pour en soutenir l’accent, je ne répondis pas, et regardai cette malheureuse femme d’un air hébété.

– Monsieur! monsieur, une réponse? s’écria-t-elle.

– Oui, madame.

– Cela est-il vrai? oh! dites-moi la vérité, je puis l’entendre. Dites? Toute douleur me sera moins poignante que ne l’est mon incertitude.

Je répondis par deux larmes que m’arrachèrent les étranges accents par lesquels ces phrases furent accompagnées.

Elle s’appuya sur un arbre en jetant un faible cri.

– Madame, lui dis-je, voici votre mari!

– Est-ce que j’ai un mari.

À ce mot, elle s’enfuit et disparut.

– Hé! bien, le dîner refroidit, s’écria le comte. Venez, monsieur.

Là-dessus, je suivis le maître de la maison qui me conduisit dans une salle à manger où je vis un repas servi avec tout le luxe auquel les tables parisiennes nous ont accoutumés. Il y avait cinq couverts: ceux des deux époux et celui de la petite fille; le mien, qui devait être le sien; le dernier était celui d’un chanoine de Saint-Denis qui, les grâces dites, demanda: – Où donc est notre chère comtesse?

– Oh! elle va venir, répondit le comte qui après nous avoir servi avec empressement le potage s’en donna une très-ample assiettée et l’expédia merveilleusement vite.

– Oh! mon neveu, s’écria le chanoine, si votre femme était là, vous seriez plus raisonnable.

– Papa se fera mal, dit la petite fille d’un air malin.

Un instant après ce singulier épisode gastronomique, et au moment où le comte découpait avec empressement je ne sais quelle pièce de venaison, une femme de chambre entra et dit: – Monsieur, nous ne trouvons point madame!

À ce mot, je me levai par un mouvement brusque en redoutant quelque malheur, et ma physionomie exprima si vivement mes craintes, que le vieux chanoine me suivit au jardin. Le mari vint par décence jusque sur le seuil de la porte.

– Restez! restez! n’ayez aucune inquiétude, nous cria-t-il.

Mais il ne nous accompagna point. Le chanoine, la femme de chambre et moi nous parcourûmes les sentiers et les boulingrins du parc, appelant, écoutant, et d’autant plus inquiets, que j’annonçai la mort du jeune vicomte. En courant, je racontai les circonstances de ce fatal événement, et m’aperçus que la femme de chambre était extrêmement attachée à sa maîtresse; car elle entra bien mieux que le chanoine dans les secrets de ma terreur. Nous allâmes aux pièces d’eau, nous visitâmes tout sans trouver la comtesse, ni le moindre vestige de son passage. Enfin, en revenant le long d’un mur, j’entendis des gémissements sourds et profondément étouffés qui semblaient sortir d’une espèce de grange. À tout hasard, j’y entrai. Nous y découvrîmes Juliette, qui, mue par l’instinct du désespoir, s’y était ensevelie au milieu du foin. Elle avait caché là sa tête afin d’assourdir ses horribles cris, obéissant à une invincible pudeur: c’était des sanglots, des pleurs d’enfant, mais plus pénétrants, plus plaintifs. Il n’y avait plus rien dans le monde pour elle. La femme de chambre dégagea sa maîtresse, qui se laissa faire avec la flasque insouciance de l’animal mourant. Cette fille ne savait rien dire autre chose que: – Allons, madame, allons?…

3
{"b":"100449","o":1}