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Enfin Ivan se tut brusquement. Il enveloppa la salle d'un regard un peu affolé et, s'adressant on ne savait à qui, cria d'une voix sifflante de vieillard:

– Vous avez fait de ma fille une prostituée!

À ce moment il croisa le regard d'Olia. Il n'entendait plus ni le brouhaha qui s'élevait du public, ni la voix du juge qui annonçait la suspension. Il comprenait qu'il venait de se produire quelque chose de monstrueux, face à quoi son ivrognerie et sa bagarre à la Beriozka n'étaient que des bagatelles. Quelqu'un qui sortait lui masqua le visage de sa fille. Il porta son regard sur les fenêtres et vit avec étonnement que le rebord brillait au soleil d'une étrange lumière irisée. Puis cette lumière s'amplifia, devint éclatante et douloureuse, et tout à coup le rebord vira au noir. Ivan s'assit lourdement, laissant tomber la tête sur la rampe rayée de dates anciennes et de noms inconnus.

Non sans peine le fourgon s'échappa de Moscou en plein Festival et plus vite, comme avec soulagement, s'engouffra sur l'autoroute de Riazan. Le chauffeur et son collègue étaient eux-mêmes originaires de Riazan. Ils connaissaient mal Moscou et avaient peur de tomber sur la milice de la route qui était présente à chaque carrefour à cause du Festival. Mais tout se passa bien.

Olia, assise dans la profondeur obscure du fourgon, calait de sa chaussure légère le cercueil tendu de drap rouge qui glissait à chaque virage. Le fourgon n'était pas bâché à l'arrière, et au-dessus du battant s'ouvrait un vif rectangle de lumière. Durant la traversée de Moscou, on remarquait tantôt une rue qu'Olia connaissait bien, tantôt un groupe de touristes en habits voyants. Les cars aux emblèmes du Festival sillonnaient les rues, et souvent on distinguait ici ou là les vestes blanches et les pantalons bleus des interprètes. Tout cela rappelait à Olia les Jeux olympiques et cet été-là, maintenant si lointain. Puis dans le cadre lumineux commencèrent à se dérouler les champs, l'autoroute grise, les premiers villages.

Par miracle, après deux jours de recherches vaines, Olia avait trouvé cette voiture et avait réussi à convaincre le chauffeur. Il avait accepté simplement parce qu'ils allaient dans la même direction. Olia lui avait donné presque tout l'argent qui lui restait.

À mi-chemin le chauffeur tourna dans une route transversale et s'arrêta. Les portières claquèrent et à l'arrière, au-dessus du battant, apparut la tête du collègue.

– Pas trop secouée? Dans une heure on sera arrivé. Attends un peu; nous, on fait un saut au magasin. Tu sais, à Moscou c'est le régime sec, surtout avec le Festival…

Olia entendit des pas s'éloigner. Dans le rectangle ensoleillé se dessinait un bout d'isba, une haie, un jardin dans lequel une vieille courbée arrachait quelque chose de la terre. Il faisait chaud. Par les interstices filtraient de petits rayons de soleil. Quelque part, au loin, paresseusement aboyait un chien.

Olia était persuadée qu'à Borissov, dès qu'on apprendrait son arrivée, tout le monde s'affairerait pour organiser les funérailles et trouver les musiciens. Elle imaginait même la procession des responsables locaux dans leur grotesque complet noir, le grincement métallique de l'orchestre, les condoléances auxquelles elle devrait répondre en formules dépourvues de sens.

Mais tout se passa autrement. Le chauffeur et son collègue, transpirant et soufflant de façon exagérée, laissèrent tomber le cercueil sur la table et s'en allèrent après avoir soutiré encore dix roubles, à cause du troisième étage. Olia resta toute seule en face de cette longue caisse rouge, effrayante dans son silence.

Au matin, elle se rendit au parc des véhicules où avait travaillé son père. Elle fut reçue par le nouveau chef, un jeune homme au jean qui pochait aux genoux. Dès qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il se mit à parler rapidement sans lui permettre de placer un mot. Toutes les voitures étaient réquisitionnées pour les travaux d'été au kolkhoze, les deux qui restaient n'avaient plus de roues, la moitié du personnel était en congé. Et pour se justifier, il lui montra la cour déserte, maculée de taches noires d'huile, et un camion dans le moteur duquel s'enlisait jusqu'à la taille un gars ébouriffé. «Et en plus, ajouta le chef, nous marchons maintenant au régime de l'autofinancement.»

– Mais je vais payer, s'empressa de dire Olia pour le calmer. Donnez-moi seulement une voiture et quelques hommes.

– Mais puisque je vous dis que je ne peux pas! gémit le chef, écartant les bras dans un geste d'impuissance.

Au Comité militaire, l'officier de service lui demanda de remplir un formulaire, puis alla chercher un ordre derrière la porte capitonnée et clouée de pointes brillantes. Quand il revint, il ouvrit le coffre-fort, en retira le livret du Héros de l'Union soviétique et le tendit à Olia:

– Maintenant nous sommes quittes avec vous. Quant aux funérailles, il faut vous adresser au Conseil des Vétérans. Ce n'est pas de notre ressort.

Olia sortit et examina avec étonnement la photo de son père sur le livret. C'était un gars au crâne rond et rasé, presque un adolescent, qui la regardait. «Il n'avait pas encore vingt ans», pensa-t-elle avec stupéfaction. La cour du Comité militaire était vide et silencieuse. Seul un soldat efflanqué balayait un chemin asphalté. La poussière s'élevait en nuage léger et retombait au même endroit.

Au Conseil des Vétérans, il n'y avait personne. Sur le tableau d'affichage pendait une feuille de papier cartonné aux lettres rouges fanées: «Le défilé de fête des Vétérans consacré au quarantième anniversaire de la Victoire aura lieu le 9 mai, à 10 heures. Rassemblement place Lénine. La participation de tous les membres du Conseil est strictement obligatoire.»

– C'est l'été, dit la gardienne rêveuse. En été, c'est seulement par hasard qu'on vient traîner par ici.

Le comité local du Parti semblait abandonné lui aussi.

– Il est parti à la tête d'une commission inspecter la région, dit la secrétaire. Demain il ne sera pas encore rentré. D'ailleurs ce n'est pas de la compétence du Raïkom. Il faut vous adresser sur les lieux de son ancien travail.

Le lendemain Olia répéta ce circuit. Elle exigeait, implorait, essayait de téléphoner à Moscou. Le soir, elle avait peur de rentrer à la maison. C'était déjà le quatrième jour de ses tribulations avec le cercueil rouge. En entrant dans la pièce où il était posé, elle avait peur de respirer, de sentir quelque odeur et de devenir folle. La nuit, le cercueil lui vint en rêve, non rouge et long comme il était, mais petit, luxueux, verni et peint comme un coffret de Palekh. Elle essayait de le faire rentrer dans un casier de consigne automatique. Mais tantôt elle oubliait de composer le code, tantôt elle en était empêchée par les passants. Enfin, n'y tenant plus, elle avait décidé de l'abandonner en récupérant son contenu. Elle essayait de l'ouvrir, de détacher ses deux parties comme on décolle les valves d'un coquillage. Et, en effet, le cercueil ressembla soudain à une coquille noire finement modelée, couverte de vernis muqueux. Quand enfin, en se cassant les ongles, elle parvint à ouvrir ce coquillage, elle y trouva la poupée en celluloïd de son enfance qui la regardait avec des yeux étrangement vivants et humides, comme ceux d'un être humain.

Au matin, Olia alla au cimetière. Dans une cabane exiguë, derrière l'église délabrée envahie par les herbes folles, étaient assis trois hommes qui avaient étalé sur un morceau de journal des Poissons secs et du pain, et qui buvaient.

Ils écoutèrent sa demande et ensemble secouèrent la tête:

– Non, non, pas question! Vous tombez comme de la neige sur le crâne. Demain, c'est samedi; aujourd'hui on finit une heure avant. Ben! Qu'est-ce qu'on est alors, nous? des esclaves? Tant que vous y êtes, venez le dimanche. Non, non, c'est pas possible.

Olia ne partait pas. Elle comprenait qu'ils jouaient cette comédie pour être payés davantage. Les hommes de nouveau parlèrent entre eux de leurs affaires, lui jetant de temps en temps des regards obliques, retirant des arêtes coincées dans leurs dents. Enfin l'un d'eux, comme par pitié, lui dit:

– Bon, ma belle, file-nous cent roubles maintenant, cinquante roubles après, et on va te faire un enterrement de première classe.

– Combien? demanda Olia interloquée, pensant qu'elle avait mal entendu.

– Cent cinquante, répéta l'homme. Et toi, qu'est-ce que tu as cru? On ne va pas travailler pour tes beaux yeux. Et en plus un samedi! Nous sommes trois. Et il faudra encore donner au chef, puis au chauffeur. C'est comme tu veux! Moi, je te propose ça par bonté d'âme.

Et dans un craquement sec il mordit un grand bulbe d'oignon.

Il ne restait plus à Olia que dix roubles. Les hommes étaient assis bien à leur aise et, en se coupant la parole, échangeaient leurs impressions sur les funérailles d'un responsable local. Toute la cabane était encombrée de vieilles couronnes effilochées, de pierres tombales, de barres de fer pour les clôtures. Olia eut envie de dire à voix basse à ces hommes: «Mais ayez pitié de moi, salauds!»

– Si j'apporte l'argent demain matin, deman-da-t-elle, ça vous va?

Les hommes approuvèrent de la tête.

– Oui, comme ça, ça va. On commencera à creuser le matin, avant la grosse chaleur.

En arrivant à Moscou, Olia se mit à téléphoner à toutes ses relations. Mais trouver quelqu'un en été, et surtout un vendredi soir, c'était bien difficile. Le seul qui répondit à son appel était une vague connaissance, un trafiquant que Ninka lui avait fait rencontrer.

– Olia, cria-t-il presque avec joie dans l'écouteur, moi, tu sais, on m'a tout raflé. Oui, les flics m'ont pris près de la Beriozka avec des devises toutes chaudes. Et l'appartement, ils l'ont vidé aussi. Je suis à sec. Alors, tu vois, je serais bien content de t'aider, mais je n'ai plus rien. Attends, je vais te filer l'adresse d'un copain. Il peut changer tes devises. Quoi? Tu n'en as pas? Eh bien alors, des bricoles en or. Écris. Il s'appelle Alik. Oui, un Azerbaïdjanais, un brave type. Seulement un peu imprévisible…

Elle arriva chez Alik tard dans la soirée. Quand elle lui proposa le bracelet aux émeraudes et deux bagues, il se mit à rire.

– Et vous me dérangez pour ça? Non, jeune fille, je travaille sérieusement, moi. Risquer d'aller scier du bois dans le Nord pour cinq grammes?

Et déjà il la poussait vers la sortie à travers le couloir sombre. Tout à coup, comme se souvenant de quelque chose, elle ouvrit son sac et tira Étoile d'or.

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