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– Alors, examinez-le…

– Pas question. On ne s'occupe pas des ivrognes!

La dispute s'éternisait. De la voiture des urgences descendit le chauffeur; le deuxième milicien sortit de la fourgonnette jaune du «Service médical spécial». Il poussa de la botte le corps étendu et marmonna:

– Pourquoi discuter comme ça? Il a peut-être déjà cassé sa pipe. Laissez-moi voir.

Il se pencha et très brutalement appuya deux doigts derrière les oreilles d'Ivan.

– Voilà, retenez bien ce petit truc, ricana-t-il en jetant un clin d'œil à l'infirmière. Ça vaut mieux que tous vos sels. Ça réveille un mort.

Sous le coup d'une douleur insoutenable, Ivan ouvrit des yeux hagards et râla sourdement.

– Vivant! gloussa le milicien. Il lui en faut plus! Il est couché sous le réverbère comme pour bronzer! Bon, Sérioja, apparemment il faut qu'on le ramasse. De toute façon, on ne peut pas confier cet homme à ces toubibs. Ils les esquintent plus qu'ils ne les soignent.

– Et vous, vous êtes des petits saints! riposta l'infirmière, heureuse d'avoir eu finalement gain de cause. Tenez, dans la Pravda l'autre jour, il y avait un article sur les dessoûloirs. On amène un ivrogne et on le dévalise. On lui vole sa paie, sa montre, on lui prend tout…

– Bon, bon! ça suffit! coupa le milicien. Fermez-la. Nous en avons assez déjà avec Gorbatchev et ses discours. Il nous casse les oreilles avec sa perestroïka…

L'infirmière sauta dans la voiture, claqua la porte, et le véhicule des urgences s'en alla.

On tira Ivan dans la fourgonnette et on le laissa tomber sur le plancher. L'un des miliciens s'assit au volant, l'autre déboutonna le haut du manteau d'Ivan et chercha ses papiers. Il sortit un livret froissé, le tourna vers la lumière et commença à le déchiffrer. Soudain il émit un sifflement de surprise.

– Nom de Dieu, Sérioja, un Héros de l'Union soviétique! Et ces foutus médecins qui ne nous l'ont pas pris! Et maintenant, qu'est-ce qu'on en fait?

– Et qu'est-ce qu'on peut en faire, nous? Pour nous, Héros de l'Union soviétique ou méme cosmonaute, ça nous est bien égal. Notreboulot est simple: on le trouve, on le charge, on le ramène, et c'est tout. Et là-bas, c'est à l'officier de décider. Bon, on y va. Ferme cette putain de porte, j'ai déjà les pieds glacés.

Ivan s'était mis à boire tout de suite après la mort de sa femme. Il buvait beaucoup, avec acharnement, sans se l'expliquer, sans se repentir, sans jamais se promettre de ne plus boire. Borissov est une petite ville. Bientôt tout le monde connaissait l'histoire du Héros devenu ivrogne.

Le chef du parc des véhicules convoquait Ivan de temps à autre et, avec indulgence, comme s'il s'adressait à un enfant qui avait fait une bêtise, il lui faisait la morale:

– Écoute, Dmitritch, ce n'est pas bien. Il te reste deux ans avant la retraite et toi, tu fais un cirque pareil! On t'a encore une fois ramassé ivre mort et en plein jour. Encore heureux que la milice locale te connaisse bien, sinon on t'aurait vite expédié au dessoûloir. Je te comprends, tu as ton chagrin, mais tu n'es pas un homme fini. Et puis n'oublie pas que tu tiens un volant. Tu risques d'écraser quelqu'un ou de te tuer toi-même. Et en plus, quel exemple tu donnes à la jeunesse!

On le convoqua au Raïkom, ainsi qu'au Conseil des Vétérans, mais en vain.

Au Raïkom, Ivan écoutait les reproches incessants et les admonestations du secrétaire; soudain il le coupa d'une voix fatiguée:

– Assez de balivernes, Nicolaïtch. Tu ferais mieux de te demander comment nourrir le peuple. Et au lieu de ça, tu racontes des bêtises – le devoir du communiste, le sens des responsabilités… Ça fait mal de t'écouter!

Le secrétaire explosa:

– À force de boire, tu oublies où tu te trouves, Héros! Comment peux-tu dire ça, toi, un membre du Parti?

Ivan se leva et, se penchant vers le secrétaire par-dessus la table, laissa tomber d'une voix basse et sèche:

– Moi, maintenant, je peux tout… C'est clair? Et ma carte du Parti, je peux te la ficher ici, sur la table, tout de suite!

Au Conseil des Vétérans, les retraités rassemblés savouraient d'avance un spectacle gratuit. Ivan les déçut tous. Il ne se justifia pas, ne se défendit pas et ne discuta pas avec ses accusateurs véhéments. Il était assis, hochant la tête, et même il souriait. Il pensait: «À quoi bon heurter ces vieillards? Qu'ils parlent! Qu'ils se soulagent! Ce n'est pas de la méchanceté chez eux, c'est de l'ennui. Tiens, celui-là, il s'emballe tellement qu'il fait tinter ses médailles. Drôle de bonhomme! Il s'est mis sur son trente et un. Il n'a pas ménagé sa peine…»

Le spectacle n'eut pas lieu.

Vers le 9 mai, comme s'il se conformait à un jeûne à lui seul imposé, Ivan cessa de boire. Il donna un coup de balai dans les chambres qui paraissaient inhabitées depuis longtemps. Il nettoya son costume de fête, frotta avec de la poudre dentifrice ses médailles et son Étoile d'or et attendit les pionniers. D'habitude ils venaient quelques jours avant la fête de la Victoire, lui présentaient l'invitation sur une carte bigarrée et, après avoir balbutié les paroles de circonstance, dégringolaient l'escalier avec des cris de joie.

Il les attendit presque une semaine. «Ils ont dû oublier, ces gamins, pensa-t-il; ils ont autre chose en tête. Tant mieux pour moi. À la longue, c'était lassant de raconter les mêmes histoires chaque année.»

Mais le 8 mai, il mit toutes ses décorations et sortit. Il se demandait avec curiosité: «Pourquoi est-ce qu'on ne m'a pas invité? Si on en a invité un autre, qui est-ce?»

Il longea deux fois l'école, mais personne ne vint à sa rencontre. Puis il s'assit dans un square d'où l'on voyait la porte de l'école. Les gens qui passaient près de lui le saluaient avec un petit sourire dédaigneux, l'air de dire: «Ah! Le Héros! On t'a vu ivre mort sous un banc…»

Dans sa tête, comme par un fait exprès, résonnaient les phrases de ses discours d'autrefois: «Eh bien, mes amis, imaginez-vous la steppe brûlante, l'été quarante-deux. Au loin flambe Stalingrad et nous, une poignée de soldats…»

Il se retournait de plus en plus souvent vers la porte de l'école, s'en voulait à lui-même, mais ne parvenait pas à maîtriser sa curiosité. Enfin elle s'ouvrit toute grande et le flot des écoliers, criant et se chamaillant, se déversa dans la rue. «La leçon du souvenir et du patriotisme» était finie. Sur le seuil apparurent alors un militaire et l'institutrice qui l'accompagnait. À la main, le militaire tenait trois œillets rouges. Dans la ruelle, Ivan le rejoignit. C'était un jeune sergent, le fils d'un chauffeur de leur parc de véhicules.

– Alexeï, tu es déjà démobilisé? Demanda Ivan avec un étonnement enjoué.

– Depuis l'automne dernier, Ivan Dmitritch. Et après, j'ai traîné à l'hôpital. J'ai eu un pied arraché par une explosion. Tu vois quel genre de godasses je porte maintenant.

Ivan baissa les yeux. L'un des pieds du jeune sergent était chaussé d'une bottine orthopédique monstrueusement gonflée.

– Et comment ça va, là-bas, en Afghanistan? C'est drôle, mais ils n'en parlent pas dans les journaux…

– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent en dire? Là-bas, on est dans le pétrin jusqu'au cou…

– Et alors comme ça, tu viens de l'école?

– Oui, on m'a invité à la leçon de patriotisme.

– Et qu'est-ce qu'ils t'ont demandé, les élèves?

– Ils ont posé des questions sur le devoir des soldats internationalistes et sur la fraternité des armes. Et un cancre, d'une table du fond, s'est levé et a dit: «Dites, s'il vous plaît, camarade sergent-chef, combien vous en avez tué, vous personnellement, de moudjahidin?» Et voilà… Les prothèses qu'on nous fabrique, elles sont franchement dégueulasses. Quand tu marches dans la rue, tu grinces des dents. Et quand tu les délaces, il y a du sang plein les bottes. Elle est dure comme… Bon, Ivan Dmitritch, bonne fête, mes félicitations pour la Victoire! Tiens, voilà les fleurs. Prends-les, Dmitritch. Tu es un Héros, tu les mérites. Offre-les à ta femme… Quoi?… Mais quand?… Bon Dieu! Quelle affaire! Et moi je n'en savais rien. Ça fait seulement cinq jours que je suis sorti de l'hôpital. Bon, Ivan Dmitritch, tiens le coup… Et… mes félicitations pour la Victoire!

Un an après, Ivan prit sa retraite. Le chef du parc des véhicules eut un soupir de soulagement. On lui fit des adieux solennels; on lui offrit un lourd nécessaire de bureau en marbre gris et une montre électronique. La montre, Ivan la vendit presque tout de suite: la vodka avait augmenté et sa retraite lui suffisait à peine. Le nécessaire de bureau, personne n'en voulait, pas même pour trois roubles.

Cette année-là, Gorbatchev arriva au pouvoir. Ivan suivit ses discours à la télévision. C'était au mois de mai, au moment de son jeûne. Il produisait une étrange impression, à la tribune, ce vif et loquace Gorbatchev enlevant et remettant ses lunettes, lançant des plaisanteries:

– Il nous faut développer le système des potagers, disait-il en gesticulant comme un prestidigitateur qui voudrait fasciner son public. Vous savez, les petits jardins, les petits potagers. Quelques millions d'hommes chez nous désirent devenir propriétaires des terrains et nous, pour le moment, nous ne pouvons satisfaire leur demande…

Il y avait très peu de gens alors qui devinaient que toute cette mise en scène, tous ces «potagers», étaient réellement de la prestidigitation destinée à endormir la vigilance. En Russie, il était toujours nécessaire de jouer cette préalable comédie d'humilité, ce qui permettait de grimper sur le trône. Khrouchtchev exécutait des danses populaires devant Staline, Brejnev s'évanouissait devant Kaganovitch, Gorbatchev faisait des tours de passe-passe devant les vieux maffiosi du Politburo qu'il avait à combattre.

Cette année-là, comme l'année précédente, Ivan reprit ses esprits pour quelques jours. Il fit le ménage de l'appartement, traversa la ville avec toutes ses décorations, se rendit au cimetière. La photo de Tatiana dans le médaillon de la stèle avait jauni et s'était gondolée à cause des pluies. Mais elle sembla à Ivan étrangement vivante.

En passant près du mur d'honneur de la ville, il vit qu'on avait déjà enlevé sa photo. Il ne restait plus qu'un cadre métallique vide et un stupide fragment d'inscription: «Héros soviétique… du parc n° 1…».

Les gens n'oubliaient pas qu'il était un Héros. La milice, en souvenir d'autrefois, le déposait chez lui quand il était anéanti par la vodka. Au magasin, quand il n'avait pas assez d'argent pour sa bouteille, la vendeuse lui faisait crédit.

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