Elle ne revit Jean-Claude qu'une seule fois et, comme le lui avait conseillé l'homme poli du Bureau 27, elle lui avait dit quelques mots gentils et s'était éclipsée.
La veille du départ des sportifs, elle le rencontra accompagné d'un ami. Ils passèrent tout près d'elle sans l'apercevoir. L'ami tapotait l'épaule de Jean-Claude qui souriait d'un air satisfait. Olia entendit Jean-Claude qui, d'une voix un peu paresseuse, disait en étirant les syllabes:
– Tu sais, je crois que je vais me décider pour ce terrain en Vendée. Ils vous livrent la maison clefs en main.
– Fabienne est d'accord? demanda l'autre.
– Tu parles! Elle adore la voile!
Au printemps 1982, personne dans le pays ne savait encore que cette année serait tout à fait extraordinaire. En novembre Brejnev mourra et Andropov accédera au trône. Dans les cuisines, les pires pressentiments commenceront à tourmenter l'intelligentsia libérale. Lui, on le sait, c'était un chef du K.G.B. Oui, il va serrer la vis. Sous Brejnev, on pouvait encore se permettre d'ouvrir la bouche de temps en temps. Maintenant il faut s'attendre à une réaction, c'est sûr. On dit qu'il fait déjà des rafles dans les rues. On quitte le bureau cinq minutes, et les miliciens vous tombent dessus. Pourvu qu'on n'ait pas une autre année 1937…
Mais l'Histoire, probablement, en avait assez du triste sérieux monolithique de ces longues décennies socialistes et décida de s'amuser un peu. L'homme dans lequel le regard apeuré des intellectuels discernait les traits d'un nouveau Père des peuples ou d'un nouveau Félix de fer [15] sera un monarque mortellement fatigué et malade. Il savait que la majorité des membres du Politburo était à mettre contre un mur et à fusiller. Il savait que le ministre de l'Intérieur avec lequel il causait aimablement au téléphone était un criminel d'État. Il connaissait le montant du compte de chacun de ses collègues du Politburo dans les banques occidentales et même le nom de ces banques. Il savait qu'en Asie centrale s'était réinstallée depuis longtemps la féodalité et que la vraie place de tous les responsables, c'était la prison. Il savait qu'en Afghanistan se reproduisait le scénario américain du Viêt-nam. Il savait que dans tout le Nord-Ouest du pays, dans les villages, le pain manquait. Il savait que le pays était gouverné depuis longtemps par une petite maffia familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»
L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»
L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de familiale qui le détestait, lui, et qui méprisait le peuple. Il savait que, si le rouble avait été convertible, la moitié des dirigeants serait depuis longtemps à Miami ou ailleurs. Il savait que les dissidents en prison ou en exil ne connaissaient pas le centième de ce que lui-même savait et qu'ils n'exprimaient que des choses très anodines. Il savait tant de choses sur cette société mystérieuse qu'un jour au Plénum il laissa échapper: «Nous ne connaissons pas la société dans laquelle nous vivons.»
L'Histoire s'amusait. Et cet homme inspirant à certains de la terreur et aux autres de l'espoir faisait naître ces sentiments comme d'au-delà du tombeau. Il mourait d'une néphrite et, dans ses moments de lucidité, se divertissait d'une anecdote que lui avait racontée le médecin du Kremlin. Celle-ci lui avait beaucoup plu. C'est pendant la réunion du Politburo. On discute de la succession de Brejnev. Tout à coup la porte s'ouvre violemment et fait irruption Andropov accompagné d'Aliev. Andropov brandissant un revolver s'écrie: «Haut les mains!» Tous les vieillards lèvent leurs mains tremblotantes. «Baissez la main gauche!», commande Andropov. Et s'adressant à Aliev: «Enregistre! Pour Andropov, vote à l'unanimité!»
L'Histoire s'amusait à se moquer de ceux qui prétendaient la gouverner impunément. Andropov mourut. Tchernienko le suivit. Avec la rapidité inconvenante d'une bande dessinée mourait l'entourage de Brejnev. Et l'on célébrait si souvent des funérailles sur la place Rouge, au son de la Marche funèbre de Chopin, que les Moscovites se surprenaient à en siffler l'air comme celui d'une mélodie à la mode.
Mais, au printemps 1982, personne ne pouvait même imaginer que l'Histoire prendrait plaisir à s'amuser ainsi.
Au mois de mars, le chef de l'organisation des Transports appela Demidov dans son bureau: «Tu as de la visite, Ivan Dmitrievitch. Ces camarades vont faire un film sur toi.» Il y avait là deux journalistes de Moscou, le scénariste et le responsable du tournage.
Le film en question devait être consacré au quarantième anniversaire de la bataille de Stalingrad. On avait déjà tourné les épisodes du Mémorial où, sous les énormes monuments de béton, erraient comme les ombres du passé les vétérans venus des quatre coins du pays.
On avait retrouvé les documents d'époque dont on avait l'intention d'utiliser des fragments au cours du film. Déjà on avait interviewé les généraux et les maréchaux encore vivants. Il restait à filmer un épisode très important aux yeux du réalisateur. Dans cet épisode le premier rôle revenait à Demidov. Le réalisateur le voyait ainsi: après les datchas des environs de Moscou et les spacieux appartements moscovites où les maréchaux retraités sanglés dans leur uniforme se souviennent des mouvements du front, dirigent de mémoire les armées et jonglent avec les divisions, apparaissent les rues tortueuses de Borissov et un camion maculé de boue qui franchit la porte du garage. Du camion descend sans se retourner vers la caméra un homme à casquette fripée portant une vieille veste de cuir. Il traverse la cour encombrée de ferraille, se dirige vers le petit bâtiment du bureau. Une voix off un peu métallique martèle la citation du Héros de l'Union soviétique: «Par décret du Soviet suprême de l'Union des républiques socialistes soviétiques, pour l'héroïsme et la bravoure manifestés dans la bataille…»
Le chauffeur du camion dépose des papiers au bureau, fait un signe de tête à un collègue, serre la main d'un autre et rentre chez lui.
Au cours de cette scène, la voix de Demidov, une voix simple et familière, parle de la bataille de Stalingrad. Les plans suivants se déroulent dans le cadre familial: le repas de fête, un numéro déplié de la Pravda sur une étagère, au mur des photos jaunies de l'après-guerre.
Mais le sommet du film était ailleurs. L'histoire de ce modeste héros «qui sauva le monde de la peste brune», comme disait le scénario, s'interrompt de temps en temps. Sur l'écran apparaît le correspondant soviétique dans l'une ou l'autre capitale européenne qui arrête les passants pour leur demander: «Dites-moi, qu'évoque pour vous le nom de Stalingrad?» Les passants hésitent, répondent des inepties et en riant rappellent Staline.
Quant au correspondant de Paris, on l'avait filmé dans la neige fondue, complètement transi, essayant de se faire entendre dans le tumulte de la rue: «Je me trouve à dix minutes de la place parisienne qui porte le nom de Stalingrad. Mais les Parisiens savent-ils ce que signifie ce mot si étrange pour une oreille française?» Et il commence à interroger les passants incapables de répondre.
Lorsque pour la première fois on projeta cet épisode au studio, l'un des responsables demanda au réalisateur: «Et il ne pouvait pas aller sur la place elle-même? Qu'est-ce que ça veut dire "à dix minutes"? C'est comme s'il faisait un reportage sur la place Rouge depuis le parc Gorki!»
– Je lui ai déjà posé la question…, tenta de se justifier le réalisateur. Il prétend que sur cette place on ne trouve pas un Français. Rien que des Noirs et des Arabes. Oui, c'est ce qu'il dit. Parole d'honneur! Il disait: «Tout le monde va croire que ça a été tourné en Afrique, et pas à Paris.» C'est pour ça qu'il s'est déplacé vers le centre pour trouver des Blancs.
«Incroyable!» beugla un fonctionnaire dans la salle obscure. Et la projection continua. La caméra happa un clochard courbé, une enfilade de vitrines brillantes. Et de nouveau surgirent les plans jaunis des documents d'époque: la steppe grise, les chars ondulant comme sur des vagues, les soldats saisis, encore vivants, par l'objectif.
Et de nouveau apparaissait Demidov, non plus avec sa veste graisseuse, mais en costume, avec toutes ses décorations. Il était dans une classe, assis derrière une table agrémentée d'un petit vase avec trois œillets rouges. Devant lui des élèves figés buvaient religieusement ses paroles.
Le film s'achevait en apothéose. Le monument gigantesque de la mère patrie brandissant un glaive jaillissait vers le ciel bleu. Le défilé de la Victoire se déployait sur la place Rouge, en 1945. Les soldats jetaient les drapeaux allemands au pied du mausolée de Lénine. Au premier plan on voyait tomber l'étendard personnel de Hitler. Au son exaltant de la musique resplendissait, filmé d'hélicoptère, Stalingrad-Volgograd, relevé de ses ruines.
Et tout se résolvait en un accord final: sur la tribune du XXVIe Congrès apparaissait Brejnev qui parlait de la politique de paix menée par l'Union soviétique.