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Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à la chambre de Jean. C’était un travail difficile et compliqué dont le début exigeait toute son attention. De temps en temps cependant son œil qui comptait les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur qui traversait l’étroit salon en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard de sa mère.

On eût dit qu’ils s’épiaient, qu’une lutte venait de se déclarer entre eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le cœur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment, si elle sait que je l’ai devinée!» Et à chaque retour vers le foyer, il s’arrêtait quelques secondes à contempler le visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu’une idée fixe le hantait. Et ce petit portrait, moins grand qu’une main ouverte, semblait une personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cette maison et dans cette famille.

Tout à coup la sonnette de la rue tinta. Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.

Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son œil anxieux encore une fois se leva vers la cheminée.

Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance entre cette figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût dévoilée, et se retournant, comme la porte s’ouvrait, il prit la petite peinture et la glissa sous la pendule sans que son père et son frère l’eussent vu.

Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent changés, troubles et hagards.

«Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de thé.» Mais pendant qu’on s’agitait autour d’elle pour s’informer de sa santé, Pierre disparut par la porte restée ouverte.

Quand on s’aperçut de son départ, on s’étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune veuve qu’il craignait blessée, murmurait:

«Quel ours!» Mme Roland répondit:

«Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd’hui et fatigué d’ailleurs de sa promenade à Trouville.

– N’importe, reprit Roland, ce n’est pas une raison pour s’en aller comme un sauvage.» Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant:

«Mais non, mais non, il est parti à l’anglaise; on se sauve toujours ainsi dans le monde quand on s’en va de bonne heure.

– Oh! répondit Jean, dans le monde, c’est possible, mais on ne traite pas sa famille à l’anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis quelque temps.»

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