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Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à tout instant, et portait à ses lèvres d’un geste inconscient la longue flûte de cristal où l’on voyait courir les bulles dans le liquide vivant et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans sa bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa langue.

Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les membres, se répandait dans toute sa chair, comme une onde tiède et bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère ce soir-là même s’affaiblissait, non pas que la pensée d’y renoncer l’eût effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu’il sentait en lui.

Beausire se leva afin de porter un toast.

Ayant salué à la ronde, il prononça:

«Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour célébrer un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. on disait autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu’elle était simplement myope ou malicieuse et qu’elle vient de faire emplette d’une excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la Perle.» Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; et Roland père se leva pour répondre.

Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:

«Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n’oublierai jamais votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs.» Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne trouvant plus rien.

Jean, qui riait, prit la parole à son tour:

«C’est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd’hui cette preuve touchante de leur affection.

Mais ce n’est point par des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre amitié n’est point de celles qui passent.» Sa mère, fort émue, murmura:

«Très bien, mon enfant.» Mais Beausire s’écriait:

«Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe.» Elle leva son verre, et, d’une voix gentille, un peu nuancée de tristesse:

«Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal.» Il y eut quelques secondes d’accalmie, de recueillement décent, comme après une prière, et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit cette remarque:

«Il n’y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses.» Puis se tournant vers Roland père:

«Au fond, qu’est-ce que c’était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien intimes avec lui?» Le vieux, attendri par l’ivresse, se mit à pleurer, et d’une voix bredouillante:

«Un frère… vous savez… un de ceux qu’on ne retrouve plus… nous ne nous quittions pas… il dînait à la maison tous les soirs… et il nous payait de petites fêtes au théâtre… je ne vous dis que ça… que ça… que ça… Un ami, un vrai… un vrai… n’est-ce pas, Louise?» Sa femme répondit simplement:

«oui, c’était un fidèle ami.» Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d’autre chose, il se remit à boire.

De la fin de cette soirée il n’eut guère de souvenir. on avait pris le café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se coucha, vers minuit, l’esprit confus et la tête lourde. Et il dormit comme une brute jusqu’à neuf heures le lendemain.

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